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jeudi, 26 novembre 2009

Le Bulletin célinien n°313

Sortie du Bulletin célinien n°313, novembre 2009 :

Au sommaire :
- Marc Laudelout :
Bloc-notes (Céline à l’I.N.A.)
- Jacques Francis Rolland : Roger Vailland l’affabulateur
- M. L. : « Céline & Cie » : une nouvelle collection célinienne
- Eugène Fabre : Justice rendue à Céline (décembre 1961)
- Frédéric Saenen : Incorrect (au sens premier du terme). « Une histoire politique de la littérature ».
- M. L. : Pol Vandromme (« Une famille d’écrivains »)
- M. L. : Le souvenir de Robert Denoël
- M. L. : Louis-Albert Zbinden
- Michel Bergouignan : L.-F. Céline contradictoire et passionné (II)
- François Marchetti : Mort d’un éditeur courageux (Kay Holkenfeldt)
- Céline sur Internet

Le numéro 6€



Le Bulletin célinien
B.P. 70

B 1000 Bruxelles 22

L'art et la guerre: de Céline à H. G. Wells

Paul MODAVE :

L’art et la guerre : de Céline à H. G. Wells

 

Article paru dans « Le Soir », Bruxelles, le 18 juillet 1944

 

Au moment où l’invasion et les bombardements aériens dévastent les cités d’art de l’Occident, l’hebdomadaire français « la gerbe » vient d’ouvrir une enquête auprès des personnalités représentatives des lettres françaises afin d’offrir à celles-ci l’occasion de manifester leur réaction devant le saccage du pays.

 

eglisestjulienenruines.jpgCe qui frappe dans beaucoup de ces réponses, c’est leur réticence. Ainsi M. de Montherlant ne voit dans cette enquête qu’une « recherche académique ». M. Georges Ripert, doyen de la Faculté de Droit de Paris, regrette que « dirigeant une maison où il y a beaucoup de jeunes gens, il lui soit impossible d’accorder d’interview » ; quant à Ferdinand Céline, il répond sans ambages « qu’il donnerait toutes les cathédrales du monde pour arrêter la tuerie », ce qui est une plaisante façon de ne rien dire.

 

Commentant cette enquête dans « L’Echo de la France », M. Robert Brasillach s’exprime en ces termes : « Les professionnels de l’art savent bien, Céline aussi bien entendu, que la destruction des cathédrales ou des palais n’arrêtera pas pour cela la tuerie. Mais voilà, dire qu’on désapprouve  —ce serait bien timide cependant—  la destruction inutile de la beauté du monde, c’est donner des gages à l’Allemagne, paraît-il ! On a passé trente, quarante ans à discuter sur l’art et à plaindre nos civilisations mortelles, mais lorsque les trésors de cet art sont renversés par le souffle des machines à détruire, on se tait. On dira ce que l’on pense après la guerre, bien sûr, nuancé à la couleur du vainqueur, s’il y a un vainqueur et s’il y a une après-guerre ».

 

Et après avoir constaté que le dernier témoignage de liberté d’esprit aura été fourni par les cardinaux de France et de Belgique, M. Brasillach conclut par ses mots : « Aujourd’hui, la parole est aux forces et à leurs rapports. Tout s’est simplifié. Mais on pense seulement que la beauté du monde est chaque jour assassinée, et qu’un univers où risquent de manquer demain, Rouen, Caen, Pérouse, Sienne, Florence, n’est pas un univers dont les artistes, fût-ce par leur silence, aient le droit de se dire fiers. Si le « saint Augustin bouclé », de Benozzo Gozzoli, est détruit, dans ses fresques dorées de San-Gimignano, si la « Charité » ne rayonne plus sur les murailles d’Assise, si, de même qu’on ne peut plus errer au pied des plus nobles façades médiévales de Rostock ou de Hambourg, demain c’est le quai aux Herbes de Gand, qui s’effondre dans le néant où sont déjà les rues rouennaises et les églises de Caen ; et si l’on trouve cela tout naturel et si l’on ne souffre pas dans son cœur de civilisé, alors il me semble qu’on perd le droit de parler de culture et de barbarie, qu’on perd le droit, dans l’avenir, d’affirmer que l’on aime l’Italie, l’art roman, la sculpture française si tendre et si virile, il me semble que le silence qui sert aujourd’hui d’alibi devrait être le silence de toute une vie ».

 

On ne peut pas mieux dire. Mais dans le même moment où les artistes français se montrent si discrets ou si réticents, l’écrivain anglais H.-G. Wells, dans un article paru dans « Sunday Dispatch », bientôt repris dans le périodique « World Review », exprime ainsi son opinion sur la destruction des monuments d’art de l’Italie : « Dans tout ce territoire, il n’y a pas une seule œuvre d’art, à l’exception peut-être de manuscrits pouvant être mis facilement à l’abri, qui ne puisse être entièrement détruite, et l’héritage de l’humanité n’en éprouvera pas la moindre perte en beauté. Nous possédons notamment les maquettes de toutes ces statues qui peuvent être copiées, y compris leur patine ».

 

caen_ruins.jpg

J’espère que nos lecteurs auront savouré comme il convient l’humour  —hélas ! inconscient—  de M. H.-G. Wells. Mais il ne s’agit pas d’une boutade. Pour l’auteur, auteur particulièrement sérieux mais aussi évidemment privé du sens de l’art que l’aveugle du sens des couleurs, ne comptent que les statues cataloguées dont on possède les maquettes ! La qualité originale d’une œuvre, le milieu spirituel dont elle fait partie intégrante, lui échappe avec une certitude indiscutable. Et il le prouve bien lorsqu’il déclare plus loin, avec autant de pédantisme béat que de solennelle bêtise : « L’art et le goût de l’art sont de suprêmes offenses au charme inépuisable des créations de la nature ».

 

 

Alors qu’il n’est que trop évident que l’art est exactement le contraire, c’est-à-dire une action de grâce, un cri d’amour et de reconnaissance devant la beauté de la vie !

 

Au pays basque, au déclin d’une belle journée, il n’est pas rare que des couples de paysans se mettent, en pleine campagne, à danser et à chanter, pour rien, pour personne, pour la joie de vivre. L’art n’est pas autre chose, à l’origine, que ce chant et cette danse. Mais revenons à M. Wells, qui se hâte d’ajouter : « L’œil embrasse plus de beauté en contemplant un oiseau qui plane, un poisson qui s’ébat dans l’eau, les reflets dans une chute d’eau ou toutes les ombres qui se dessinent sous les branches d’un arbre éclairé par le soleil que nous, misérables gâcheurs, puissions espérer imaginer ou imiter ».

 

Certes. Mais selon le mot de Debussy : « Les gens n’admettent jamais que la plupart d’entre eux n’entendent ni ne voient » et c’est le rôle de l’artiste de leur ouvrir les oreilles et les yeux à la beauté du monde. Il est trop facile, presque élémentaire, d’énumérer ici ce que chaque artiste nous enseigne au premier coup d’œil : Rubens, la joie triomphante de vivre ; Renoir, la beauté rayonnante de la créature humaine ; Vermeer de Delft, le charme profond des intérieurs où se jouent les lumières et les ombres ; Chardin, la secrète poésie qui vit au cœur des plus humbles objets, des plus usuels. Tout cela et bien davantage encore…

 

Je sais, hélas ! qu’il n’en est plus ainsi : que ces échanges permanents entre la vie et l’art ne nous sont plus sensibles ; que l’art, né spontanément de la vie, a cessé de nous y ramener avec des facultés plus vives et plus aigües. Les esthètes restent confinés dans un étouffant esthétisme qui n’a d’autre fin que lui-même. Les « viveurs », si je puis les appeler ainsi, ceux qui « vivent leur vie » comme ils disent, m’apparaissent aussi peu soucieux de la beauté des oiseaux qui planent que de la grâce des poissons qui s’ébattent, n’en déplaise à M. Wells. Qu’est-ce que cela veut dire sinon que l’homme a cessé de mettre en jeu toutes ses facultés, de vivre pleinement ? C’est là une des raisons les plus profondes de notre décadence. 

 

Céline, contempteur du monde moderne, pas plus que Wells qui s’en fait l’apologiste, n’y ont trouvé de remède. C’est que l’un et l’autre appartiennent à différents égards, à cette décadence que le Docteur Carrel a si bien diagnostiquée : « Nous cherchons à développer en nous l’intelligence. Quant aux activités non intellectuelles de l’esprit, telles que le sens moral, le sens du beau et surtout le sens du sacré, elles sont négligées de façon presque complète. L’atrophie de ces qualités fondamentales fait de l’homme moderne un être spirituellement aveugle ».

 

Et, pour revenir au sujet de cet article, cela explique bien des erreurs de jugement, bien des réticences, bien des silence…

 

Paul Modave.

Hommage à Maurice Bardèche

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

bardeche.jpgHommage à Maurice Bardèche

 

Maurice Bardèche est décédé à 91 ans. Il était l’un des derniers survivants de cette génération de Français qu’on peut qualifier, sans hésitation, de formidables. Mais qui connaît encore son nom aujourd’hui. Qui connaît encore son œuvre?

 

A une époque tranquille, ce professeur, cet historien de la littérature au regard acéré, cet anatomiste subtil et cet homme de synthèses percutantes avait jeté son regard personnel sur chacun des sujets qu’il abordait; sans nul doute et sans difficulté, il a gravi tous les échelons et est devenu un intellectuel de premier rang dans son pays, la France. On peut dire que l’Académie Française se serait levée pour lui, pour l’accueillir en son sein et que des décorations comme la Légion d’Honneur lui auraient été attribuées... Si...

 

Car l’œuvre de Bardèche témoigne de son excellence: les livres de référence qu’il a écrits, sur Proust, Bloy, Balzac, Flaubert et Céline, sont encore reconnus aujourd’hui comme tels. De même, son Histoire du Cinéma, rédigée en collaboration avec Robert Brasillach, est reconnue au niveau international. Ce livre a été édité et réédité, y compris dans une série de poche. On n’oubliera pas non plus son Histoire des femmes. Et, à une époque plus troublée, il a aussi écrit, toujours avec Brasillach, un classique, son Histoire de la Guerre d’Espagne, chronique de la guerre civile espagnole qui a immédiatement précédé la seconde guerre mondiale.

 

Ce fut une époque cruciale dans sa longue vie, un moment d’histoire agité. Les horreurs de la seconde guerre mondiale (que Bardèche n’a jamais niées ou ignorées, contrairement à ce que d’aucuns osent affirmer) ont été suivies par les horreurs de l’après-guerre. Maurice Bardèche, apolitique, a été privé du droit d’exercer sa profession, il a été arrêté, simplement parce qu’il était le beau-frère de Robert Brasillach, son meilleur ami. L’exécution de Brasillach  —un assassinat judiciaire—  a profondément blessé Bardèche, une blessure si intense qu’elle l’a marquée pour le reste de ses jours.

 

Bardèche devient éditeur. Il fonde les éditions «Les Sept Couleurs». Pendant de longues années, il publie le mensuel Défense de l’Occident. Et il écrit des livres politiques (ce qui lui vaudra des poursuites).

 

Quarante ou cinquante ans ont passé depuis la rédaction de ces ouvrages. Qu’en reste-t-il? Indubitablement, certains passages ont été dépassés par les événements, que personne ne pouvait prévoir. Mais on ne pourra pas mettre en doute son souci de maintenir une Europe européenne, de conserver l’identité de ses peuples, de ne pas livrer ceux-ci aux affres d’une américanisation calamiteuse. Surtout, une chose demeure, et c’est son option personnelle: «Etre le dernier tirailleur défendant la liberté et la douceur de vivre».

 

C’est un polémiste virulent qui écrit Nuremberg ou la Terre promise  dans l’immédiat après-guerre (son avocat et ami Jacques Isorni a tenté en vain de le dissuader de publier ce brûlot mais Bardèche était trop profondément touché par la mort de Brasillach pour entendre ce bon conseil). Quelques années plus tard sort Suzanne et le taudis, préfiguration, non, illustration, de cette chère “douceur de vivre”, même dans les circonstances les plus difficiles et les plus dures de la vie. Ce livre est un chef-d’œuvre dans le sens où il est un hommage à la douceur, à l’humour, au sourire qui dit aussi: on ne tuera pas cette belle petite plante.

 

Mais Bardèche est conscient qu’elle est en danger de mort, cette petite plante. Et quand au printemps de 1998, on m’offre un liber amicorum, cette conscience est très nette, car Bardèche écrit à mon intention: «Le drame de notre temps est celui de la dépossession. Nous ne sommes plus maîtres de nos vies, mais pas davantage de nos pensées, de nos goûts, de notre sensibilité —enfin de notre âme. Par la désinformation, la publicité, le mensonge, par la démission des éducateurs et la démission des consciences».

 

En dépit de toutes les différences qui peuvent séparer un Flamand d’un Français, un Européen d’un autre Européen, un homme de droite d’un autre homme de droite, son témoignage m’a donné une fierté modeste, une fierté humble: «Avons-nous été, cher Karel Dillen, les derniers défenseurs de l’arbre de vie contre son triste dépérissement? En défendant votre terre flamande et les hommes de votre race, c’est toutes les autres plantes humaines de toutes les autres races que vous défendez aussi... De même quiconque défend son peuple défend tous les autres peuples, tous les autres hommes. Car la liberté et la vie qu’il demande pour les siens, il les demande en même temps pour les autres par les idées qu’il répand. Par là, votre combat n’est pas seulement pour la Flandre, il est pour tous les peuples de l’Europe, et même au-delà des frontières de l’Europe pour tous les peuples qui ne veulent pas de la prison idéologique».

 

Ensuite vient une phrase qui équivaut à un ordre, puisque Bardèche n’est plus parmi nous: «Et cette aspiration à la vie, elle ne disparaîtra pas avec nous, mais elle nous survivra et même elle sera ressentie un jour comme un combat vital et vos enfants, nos enfants, la reprendront».

 

Vaarwel, Bardèche, Bonne route!

Que lit-on encore de ton œuvre, qu’en lira-t-on demain? Je ne sais pas.

 

Mais ce que je sais, c’est que demeure l’exemple, durable, ineffaçable, indéracinable, comme nous le révèle cette parole de Nietzsche:

«Was er lehrte, ist abgetan;

Was er lebte, wird bleiben stehn:

Seht ihn nur an —

Niemanden war er untertan!».

(Ce qu’il a enseigné a subi l’usure du temps;

Ce qu’il a vécu demeurera debout:

Regardez-le —

De personne jamais il n’a été le valet!).

 

Voilà, Bardèche, ce qu’il reste de l’exemple que nous a donné. Pendant toute ta vie!

 

Karel DILLEN.

(Hommage paru dans Vlaams Blok Magazine, n°9/98).

samedi, 14 novembre 2009

Cioran: un hurlement lucide

Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1993

41667.jpgCioran: un hurlement lucide

 

par Luis FRAGA

 

S'il s'avère difficile d'écrire un article pour défendre Cioran (Cioran a-t-il besoin d'être défendu?), les problèmes s'accroissent encore si l'on tente le contraire, si l'on veut l'attaquer, soumettre sa pensée aux feux de la critique: il faut s'armer de courage pour s'en prendre à celui qui, sans nul doute, est à la mode depuis plus de dix ans. Lui présenter des «objections», c'est aller à contre-courant. Mais les reproches qu'on lui a adressés, reproches qui ont servi à mythifier à outrance cet «hétérodoxe de l'hétérodoxie» n'allaient-ils pas, eux, à contre-courant.

 

Un brillant anti-système

 

Toute personne qui éprouve de la difficulté à se prononcer en toute sincérité contre Cioran n'a qu'une solution: tenter d'imiter ces hérétiques qui, soumis à la torture, ne persistaient dans leur hérésie que par bon goût. Et se répandre en louanges à l'endroit de Cioran pourrait sembler d'un mauvais goût comparable à celui qui tenterait d'ordonner en un système cohérent les écrits et les interjections mentales de celui qui a affirmé que «la pire forme de despotisme est le système, en philosophie et en tout».

 

L'avantage de l'anti-système est sa maigre vulnérabilité à toute attaque consistant en objections organisées systématiquement. On ne pourrait réfuter Cioran que de manière a-systématique et toujours dans l'hypothèse douteuse que cette réfutation dépasse le discours du Roumain sur le point précis grâce auquel il arrive justement à séduire: «l'éclat».

 

On peut être brillant  au départ de la «lucidité» et également au départ de la «foi», et même des deux à la fois (à la condition que cette cohabitation soit possible), du moment que l'on soit suffisamment subjectif. L'objectivité est rarement brillante et ne parvient jamais à être géniale. Installé dans la lucidité, Cioran a le privilège de devoir être subjectif par la force.

 

La lucidité et la subjectivité déployées par Cioran lui donnent la force suffisante pour faire face à ce qui se trouve devant lui, sans aucune aide ou échappatoire possible. Avec une sincérité qui épouvante, Cioran paraît même jouir de cette manière tourmentée par laquelle il s'inflige l'atroce nécessité de remâcher sans cesse ses interrogations —et même ses obsessions—  essentielles: l'histoire, Dieu, la barbarie, le suicide, le scepticisme et autres labyrinthes. Ceux-ci sont brillamment exposés comme les dépouilles tirées d'un immense dépeçage où l'on aurait séparé les ordures philosophiques pour laisser, dénudé, ce que personne n'aurait imaginé être essentiel.

 

Volonté de style

 

«Mystère. Parole que nous utilisons pour tromper les autres, pour leur faire croire que nous sommes plus profonds qu'eux» (Syllogismes de l'amertume, 1952).

 

Les grands négociateurs professionnels se distinguent avant tout par leur immense clarté dans la façon d'exposer leurs hypothèses, à l'écart de la complexité de ce qu'ils pensent ou de ce qu'ils prétendent. Idem avec le style concis et simple de Cioran. Il ne perd pas son temps dans les arcanes du langage et dans un discours prétendument «profond», et il va droit au but avec une précision de scalpel, dont on ne peut que faire l'éloge.

 

Ayant perdu la foi dans la grammaire («Nous continuons à croire en Dieu parce que nous croyons encore en la Grammaire»), le Roumain connait bien les limites du langage auquel il doit forcément recourir. Aussi le domine-t-il. Le français n'est pas sa langue maternelle et cependant peu d'écrivains vivants le manient avec tant d'efficacité. La proposition de Wittgenstein  —«tout ce que l'on peut exprimer, il est possible de l'exprimer clairement»—  voilà ce qu'auraient dû méditer avec une plus grande attention ceux qui prétendent snober le style «superficiel» de Cioran.

 

Indépendance

 

Avec une sincérité totale, Cioran accepte le défi d'être inclassable. Un poids plus lourd qu'on pourrait l'imaginer: il n'est pas facile d'être apatride et, à la longue, rares sont ceux qui survivent «sans profession ou métier connu».

 

«Lunatique», «hétérodoxe»: voilà, entre autres, les qualificatifs qui ont été appliqués à Cioran. Par ceux qui sont parvenus, tant bien que mal, à le «classifier». Ce sont également les étiquettes qu'acceptent bon gré mal gré ces rares personnages de la vie réelle qui, tirant orgueil de leur extrême lucidité, doivent maintenir coûte que coûte leur acharnement, rester digne d'éloges précisément parce qu'ils sont acharnés plus que de raison, demeurer indépendants, ne pas s'imposer ou ne pas accepter de se voir imposer une limite quelle qu'elle soit. Pendant la Renaissance, on appelait «humaniste» l'homme non unidirectionnel. Cioran rejeterait sans aucun doute cette désignation avec véhémence; de la même façon, il se moquerait très probablement de tout qui tenterait de le classer comme «réactionnaire», ou comme «sceptique»,  comme «païen» ou lui attribuerait d'autres étiquettes simplificatrices du même genre.

 

L'indépendance, comprise comme élimination progressive de tous points de référence, est un exercice douloureux, dont les douleurs ne disparaissent jamais. Difficile, par ailleurs, d'évaluer jusqu'à quel point le résultat obtenu compense le prix payé. De tous les génies du XIXième siècle, seul Wagner et Goethe se sont «bien débrouillés». Nietzsche, Hölderlin, Rilke et d'autres, nombreux, ont produit des écrits que l'on peut qualifier d'enviables. Et bien qu'ils puissent tous affirmer, avec Cioran, que «naître, vivre et mourir trompés, c'est ce que font les hommes», aucun d'entre eux, à l'évidence, n'a atteint l'indépendance à laquelle ils prétendaient parvenir; peut-être s'en sont-ils approchés, certains plus que d'autres, mais il ne s'y sont jamais installés, n'ont pas eu les pleins pouvoirs de l'homme réellement indépendant.

 

Par rapport au XIXième siècle, le XXième siècle offre peut-être l'avantage d'être réellement plus indépendant (bien que cela soit également difficile). Mais les hommes moyens continuent encore à exiger de tout un chacun des «étiquettes», des «professions» ou des «métiers». Ces hommes moyens font montre d'une attitude proche de celle de ces Etats qui aspirent à tout contrôler dans la société. Ils ne se sentent à l'aise face à une personne ou à un phénomène que s'ils peuvent le classer, lui donner un titre ou une étiquette, le conceptualiser. Titre, étiquette ou concept qui déterminera, par déduction, le type de relation qu'il faut avoir, au nom des conventions, avec l'étiquetté, le titré, le conceptualisé. «Les hommes ont besoin de points d'appui, ils veulent la certitude, quoi qu'il en coûte, même aux dépens de la vérité».

 

Le médiocre de notre temps tente d'ôter de sa vue, de ses pensées, tout ce qu'il ne comprend pas. Tout ce qu'il est incapable de comprendre. «Je suis comptable», «je suis avocat», «je suis vendeur» (parfois, plus souvent que nous ne l'imaginons, on recourt à l'euphémisme pour rendre digne un métier dont on perçoit bien les misères). Voilà donc les déclarations officielles à faire obligatoirement de nos jours en société.

 

Que des hérétiques comme Cioran ne confient pas au Saint Office Collectif leur titre de dépendance ou leurs numéros d'identification sociale, voilà qui les soumettra irrémédiablement à la réprobation générale et même à l'isolement. Ils ne réveilleront que la curiosité du petit nombre, ou la sympathie de personnalités plus rares encore, mais ils devront constater et accepter d'être toujours observés (et même jugés) avec la même colère critique que l'on appliquait jadis aux pires des hérétiques. L'indépendance coûte cher.

 

Cioran, l'Anti-Faust

 

On a parlé de Cioran comme du porte-drapeau de la philosophie du renoncement, de la «non-action» et du désistement. Ceux qui décrivent Cioran de la sorte prétendent rapprocher notre exilé roumain de son maître Bouddha et n'oublient généralement pas de mentionner son célèbre adage: «Plus on est, moins on veut». Ou de nous rappeler, en guise de plaisanterie, sa description fort crue de l'acte d'amour: il s'agirait «d'un échange entre deux êtres de ce qui n'est rien d'autre qu'une variété de morve». Le rapport qui existe entre Cioran et l'idée d'action (ou si l'on préfère, le désir) est un rapport de conflit.

 

Personne ne niera que le principe faustien de la souveraineté de l'action soit radicalement opposé au scepticisme féroce de celui qui élève l'inaction au rang de catégorie divine. Et même si l'action et le goût pour l'action sont compatibles avec la lecture de Cioran, nous nous trouvons néanmoins en présence de deux extrêmes irréconciliables. Un livre de Cioran est inimaginable sur la table d'un broker  de New York. Et personne n'aura l'idée saugrenue d'emmener des livres de Cioran lors d'une régate de voiliers, d'une expédition dans l'Himalaya ou d'une escapade avec une belle femme dont on vient de faire la connaissance. Cependant, les fanatiques de l'action les plus intransigeants pourront se lancer dans une activité exceptionnelle, où ne détonneraient absolument pas certaines pages de Cioran: traverser un désert.

 

Trois critiques de Gus Bofa sur Céline

celine-et-arletty.jpgTrois critiques de Gus Bofa sur Céline

Article paru dans "Le Bulletin célinien", n°297, mai 2008

Gustave Blanchot, dit Gus Bofa (1883-1968), fut un illustrateur et un affichiste français de grand talent, bien oublié aujourd’hui. Grâce à la brève mais florissante vogue du livre de luxe dans la France des années 20, il parvint à réaliser la synthèse entre le dessin et l’écriture, laissant une œuvre singulière qu’il faudrait redécouvrir. Entre les deux guerres, il collabora, comme critique littéraire, au mensuel Le Crapouillot de Jean Galtier-Boissière. Son ami Pierre Mac Orlan a dit de lui : « Gus Bofa est avant tout un écrivain qui a choisi le dessin pour atteindre ses buts. Un texte de Bofa, un dessin de Bofa sont construits dans la même matière et l'un et l'autre sont animés de ce même rayon de poésie humoristique qui comprend tout ce qui tient une place entre la vie et la mort. ». Nous reproduisons ici les trois notes de lecture qu’il consacra à Céline en 1933 et 1937.

 

Voyage au bout de la nuit[

 

L'autre roman-dreadnought. Autant le livre de M. Mazeline est habilement construit et armé de tous les perfectionnements les plus récents, autant celui-ci est désobligeant, non-conforme aux règles, en quelque sorte difforme. Et pourtant il flotte. Et il y a là-dedans le meilleur et le pire : des pages d'humour excellentes, un très grand souffle de vérité profonde, émouvante, sous ce vagabondage délirant qui n'en finit plus, et surtout une rogne persistante, obstinée, souvent puissante, qui réjouira ou navrera le lecteur, dès l'abord, selon son goût et son tempérament. Ce mélange un peu chaotique, ce choix délibéré d'être sincère avec soi, au prix même d'être déplaisant, peuvent bien signifier le génie, dans le cas de M. Céline. Il est bien vrai qu'il y a, dans ce trop gros bouquin, quelque chose de considérable, d'anormal, d'inquiétant, mais de neuf, qui rebute d'abord et séduit ensuite, d'un attrait bien étonnant. Par une sorte de perversité inexplicable, l'auteur a adopté, pour rendre plus difficile la lecture de cette confession, une sorte de langue nouvelle, mêlée de péquenot et d'argot, que rien dans le personnage de son héros ne peut justifier et que lui-même oublie parfois pour parler en français. L'effet en est curieux, mais sans charme.

(Le Crapouillot, 1er février 1933)

 

L'Église

 

Cette pièce énigmatique n'a pas été jouée encore, et, malgré le succès du Voyage au bout de la nuit, ne le sera probablement jamais.

C'est dommage d'ailleurs, car elle ne prendrait son véritable sens qu'à la scène.

L'audace de certaines scènes y trouverait sa valeur de scandale possible, qui passe iaperçue à la lecture.

Le livre de Céline nous a étonné surtout par sa masse, aggravée d'un argot fanriqué exprès, plus encore que par la qualité ou la violence des idées de l'auteur.

La pièce, plus schématique, moins travaillée et surchargée, ne nous fournit plus cette sorte d'inquiétude qui donnait au roman sa qualité.

Céline n'est pas un pamphlétaire né. toute son énergie satirique est artificielle. c'est un effort brutal et vite vulgaire, pour sortir de soi-même, qui est timide, passif, bon et pitoyable.

Cet effort apparaît constamment à la lecture de ces cinq actes. il serait insensible au théâtre.

L'acte de la S.D.N., qui est un excellent sketch de revue, y serait amusant. Et certaines scènes – si la censure les laissait passer – y prendraient un caractère d'obscénité, capable d'émouvoir sûrement le public difficile de bourgeois moyens, que l'auteur veut atteindre d'abord.

Les fidèles de cette fameuse Eglise, qu'il renie si énergiquement.

 

(Le Crapouillot, 15 novembre 1933)

 

NDLR : Cette pièce fut jouée pour la première fois, par une troupe d’amateurs, le 4 décembre 1936, au Théâtre des Célestins, à Lyon.

 

Mea culpa suivi de La vie et l'œuvre de Semmelweis

 

La déconvenue parallèle de Céline s'exprime plus vertement que celle de Gide.

Elle est aussi plus totale et définitive.

Ecoeuré de l'Etat bourgeois, Céline a voulu croire au communisme russe. Déçu à nouveau, sa haine et son dégoût du monde occidental se doublent désormais d'une haine et d'un dégoût semblables pour l’U.R.S.S.

il exprime ce double sentiment – à son ordinaire – par un feu d'artifice d'imprécations choisie, pleines de force et de couleur, qui, étant cette fois admirablement en situation, prennent toute leur valeur littéraire. le morceau me paraît atteindre au chef-d'oeuvre du genre et mérite de figurer dans les anthologies.

Au point de vue critique, on pourrait trouver à y reprendre. Il détaille et précise mal ses griefs et ses reproches. Mais il n'est pas dans la nature de Céline de spéculer, non plus que dans celle d'une mitrailleuse de faire des cartons à la foire.

Parmi les éclats de tonnerre de son style, on discerne à peu près la solution que Céline propose au problème social.

Il voudrait abattre sommairement la moitié des humains, et massacrer sans façon l'autre moitié.

Ce remède, radical au moins en ce qui concerne le chômage, me semble mériter d'être longuement pesé.

Dans la seconde partie de Mea culpa (sans prendre sa part du titre, j'imagine!) il publie une réédition de sa thèse de doctorat sur la vie douloureuse et méconnue de Semmelweiss, "l'inventeur" de l'antisepsie.

Cet essai, écrit (pour un tas de raisons excellentes) dans une langue plus sévère et réservée que le Voyage ou Mort à crédit, n'en laisse pas moins apparaître l'ardeur, l'exubérance de son tempérament littéraire, comprimé comme la vapeur d'essence dans un moteur d'avion où chaque étincelle provoque une explosion et actionne les pistons dans les cylindres.

A l'état de prime jeunesse qu'il nous montre dans cette thèse d'examen, il rappelle par plusieurs points le tempérament d'un autre écrivain qui eut son heure de célébrité : Joseph Delteil.

Il y eut même un précurseur à l'un et à l'autre, oublié aujourd'hui, qui ne pouvait lui aussi écrire qu'à coups de canon et de hache, et qui avait nom : Georges d'Esparbès.

Mais c'étaient de pauvres petits canons de l'époque, qui paraissent risibles à côté de l'artillerie de dreadnought de Céline !

(Le Crapouillot, 15 février 1937)

 

 

samedi, 07 novembre 2009

L.-F. Céline et Jacques Doriot

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L.-F. Céline et Jacques Doriot

Textes parus dans "Le Bulletin célinien", n°297, mai 2008

 

Durant l’Occupation, deux grands partis étaient en concurrence : le PPF de Jacques Doriot et le RNP de Marcel Déat.  Les collaborationnistes, eux, se partageaient tout naturellement en deux camps : ainsi, au sein de la rédaction de l’hebdomadaire Je suis partout, Lucien Rebatet était un partisan de Déat alors que Pierre-Antoine Cousteau, lui, soutenait Doriot. La parution d’une monographie consacrée au chef du PPF nous donne l’occasion de revenir sur les relations entre lui et Céline.

 

   Une chose est certaine : même s’il lui reconnaissait du talent, Céline estimait Marcel Déat suspect en raison de ses anciennes fréquentations maçonniques et de ses liens étroits avec le parlementarisme de la IIIe République.

Ainsi, dans sa correspondance à Lucien Combelle, Céline n’a que sarcasmes  pour le chef du Rassemblement National Populaire ¹. Avant-guerre, Céline ne réservait d’ailleurs pas un sort plus enviable à Doriot, le raillant comme tous ceux (La Rocque, Maurras,…) qu’il qualifiait ironiquement de « redresseurs nationaux » ou de « simples divertisseurs » : « Alors avec quoi il va l’abattre Hitler, Doriot ? (…) Il veut écraser Staline en même temps ? Brave petit gars ! Pourquoi pas ? D’une pierre deux coups !... (…) Nous sommes en pleine loufoquerie » ². Céline, chantre d’une alliance continentale censée prévenir une guerre fratricide, voyait naturellement d’un mauvais œil les menées qu’il estimait bellicistes.

 

   Mais, sous l’Occupation, son appréciation de Doriot évolue,  celui-ci ayant adopté le tournant radical que l’on sait après la rupture du pacte germano-soviétique. Le chef du PPF lui-même s’engage en septembre 1941 dans la Légion des Volontaires Français contre le bolchevisme qui vient de se créer. Dans un entretien que Céline accorde peu de temps après à l’hebdomadaire doriotiste L’Émancipation nationale, il déclare : « Doriot s’est comporté comme il a toujours fait. C’est un homme. Eh oui, il n’y a rien à dire. Il faut travailler, militer avec Doriot. (…) Chacun de notre côté, il faut accomplir ce que nous pourrons. Cette légion si calomniée, si critiquée, c’est la preuve de la vie. J’aurais aimé partir avec Doriot là-bas, mais je suis plutôt un  homme de mer, un Breton. Ça m’aurait plu d’aller sur un bateau, m’expliquer avec les Russes. » ³. Pour les besoins de sa défense, Céline démentira après-guerre avoir tenu ces propos. Mais, dans une lettre adressée au même moment à Karen Marie Jensen, il écrivait : « J’irai peut-être tout de même en Russie pour finir. Si les choses deviennent trop graves, il faudra bien que tout le monde participe – ce sera question de vie ou de mort – si cela est vivre ce que nous vivons ! 4 »

 

   Quelques mois plus tard, le dimanche 1er février 1942, a lieu au Vélodrome d’Hiver un meeting organisé par la LFV sous la présidence de Déat avec Doriot comme invité vedette.  Céline y assiste en compagnie de Lucette Destouches. Une photographie en atteste, légendée de la sorte dans L’Émancipation nationale : « Le grand écrivain Louis-Ferdinand Céline a assisté à la réunion du Vél’d’Hiv’. Le voici suivant avec attention l’exposé de Jacques Doriot,  “Ce  que j’ai vu  en  U.R.S.S.“ » 5 .

   Alors que Doriot a regagné le front de l’Est, Céline lui adresse une lettre qui sera publiée dans le mensuel de doctrine et de documentation du PPF, les Cahiers de l’émancipation nationale. Céline y préconise notamment l’instauration d’un parti unique, « L’Aryen Socialiste Français, avec Commissaires du Peuple, très délicats sur la doctrine, idoines et armés » 6. Un passage vilipendant l’Église ayant été caviardé, il critiquera vivement « Doriot, formel et devant témoins, [qui avait juré]  de  tout  imprimer » 7. On observera que, durant toute l’Occupation, aucune lettre de Céline n’est publié dans L’Œuvre, le quotidien de Marcel Déat.

 

   Après une permission, Doriot rejoint à nouveau le Front de l’Est en mars 1943. Occasion pour son journal Le Cri du peuple de solliciter, durant une quinzaine de jours, les réactions de personnalités, dont Céline qui, laconique,  aurait déclaré : « Je n’ai pas changé d’opinion depuis août  [en fait, septembre] 1941, lorsque Doriot est parti pour la première fois » 8.

 

   Comme on le sait, toutes les lettres que Céline adressa aux journaux de l’occupation n’ont pas été publiées. Un exemple fameux : la lettre sur la France du nord et du sud adressée de Bretagne à Je suis partout (juin 1942). Jugée impubliable par la rédaction, elle fut conservée par le secrétaire de rédaction, Henri Poulain, pour n’être exhumée qu’un demi-siècle plus tard 9.

Apparemment, une autre lettre – adressée en août 1943 à Jacques Doriot – aurait subi le même sort car elle mettait en cause des cadres du PPF. Elle n’était d’ailleurs peut-être pas destinée à la publication, celle-là, encore que Céline l’aurait remise personnellement à Doriot. Voici ce qu’en écrit Victor Barthélemy, secrétaire général du parti et familier des réunions dominicales à Montmartre  : « Un dimanche de septembre [1943], je profitai de l’occasion pour dire deux mots à Céline à propos d’une lettre qu’il avait adressée, ou plutôt portée lui-même à Doriot, après l’affaire Fossati [NDLR : cadre du PPF exclu pour avoir entamé, sans l’aval de Doriot, des négociations avec le RNP en vue de la création d’un parti unique]. Céline affirmait qu’il n’était pas étonnant que Fossati « fût un traître », car avec ce nom en i et son origine « maltaise » c’était couru d’avance… D’ailleurs  il était  urgent que Doriot se débarrasse de ces Méditerranéens douteux (toujours les noms en i ou en o) tels que Sabiani, Canobbio, etc., et aussi de ce Barthélemy, dont le patronyme commençant par « Bar » pouvait à bon droit laisser supposer des origines juives. (À l’époque, on prétendait volontiers que les préfixes Ben, Bar, Ber pouvaient constituer présomption d’origines juives.) Cette lettre, Doriot me l’avait fait lire, en riant à gorge déployée : “Ce Ferdinand, il est impayable !”, avait lancé Doriot. J’en étais, pour ma part, un peu irrité, et bien décidé à dire à Ferdinand ce que j’en pensais. Il prit lui aussi la chose en riant et l’affaire fut « noyée » comme il convenait » 10. Maurice-Ivan Sicard, autre cadre du PPF, écrira, de son côté, que « les lettres que [leur] envoyait Céline étaient délirantes, difficilement publiables » 11.

 

   Plus tard, lorsque les jeux seront faits, Céline daubera sur le jusqu’au-boutisme des ultras et fera, dans D’un  château l’autre, un portrait sans complaisance des rescapés de la collaboration échoués dans le Bade-Wurtemberg. Quand on lui reprochera d’avoir fréquenté Doriot  à  plusieurs reprises, il écrira : « Il n’était point bête et mon métier de médecin et de romancier est de connaître tout  le monde » 12.  Manière de dire que seule sa curiosité était coupable…

Marc LAUDELOUT

Notes

1. « 43 lettres à Lucien Combelle (1938-1959) » in L’Année Céline 1995, Du Lérot-Imec Éditions, 1996, pp. 68-156. Relevons que ce sentiment n’était pas réciproque :

 « Céline, cette source vivante du verbe, qui,  après des livres prophétiques et macabres, rabelaisiens et pessimistes, avait publié Les Beaux draps, ceux-là mêmes que les bien-pensants vichyssois n’auraient pas voulu qu’on lave à la fontaine, et que, justement, il fallait blanchir avant de refaire le lit de la France » (Marcel Déat, Mémoires politiques, Denoël, 1989, p. 774).  Voir aussi cette relation d’un dîner chez le docteur Auguste Bécart, ami doriotiste de Céline : «  On arrive ainsi à 8 h moins le quart. Lecourt et le Dr Bécart viennent nous prendre. Nous dînons chez celui-ci avec Céline, etc. Très intéressant. Pluie de vérités truculentes sur tout le monde. Attaques raciales contre Laval “nègre et juif”, etc. Au demeurant très sympathique. » (« Journal de guerre de Marcel Déat », note du 23 décembre 1942, Archives nationales. Extrait cité par Philippe Alméras in Les idées de Céline, Berg International, coll. « Pensée Politique et Sciences Sociales », 1992, p. 172.)

2. L’École des cadavres, Denoël, 1938, p. 257. Doriot est également évoqué pages 84 et 174. Voir aussi Bagatelles pour un massacre, Denoël, 1937, p. 310.

3. Lettre inédite à Karen Marie Jensen, 8 décembre [1941], citée par François Gibault in Céline. Délires et persécutions (1932-1944), Mercure de France, 1985, p. 288.

4. Ivan-M. Sicard, « Entretien avec Céline. Ce que l’auteur du Voyage au bout de la nuit “pense de tout ça...” », L’Émancipation nationale, 21 novembre 1943. Repris dans Cahiers Céline 7 (« Céline et l’actualité, 1933-1961 »), Gallimard, 1986, pp. 128-136.

5. Albert Laurence, « Le Meeting », L’Émancipation nationale, 7 février 1942.

6. « Lettre à Jacques Doriot », Cahiers de l’Émancipation nationale, mars 1942, repris dans Cahiers Céline 7, op. cit., pp. 155-161.

7. Lettre à Lucien Combelle, 17 mars [1942] in L’Année Céline 1995, op. cit., p. 117.

8. « Le Départ de Doriot, Céline a dit... », Le Cri du peuple de Paris, 31 mars 1943,  repris dans Cahiers Céline 7, op. cit., p. 185.

9. Louis-Ferdinand Céline, Lettres des années noires, Berg International, coll. « Faits et Représentations », 1994, pp. 29-35.

10. Victor Barthélemy, Du communisme au fascisme. L’histoire d’un engagement politique, Albin Michel, 1978, pp. 365-366.

11. Saint-Paulien, Histoire de la collaboration, L’Esprit nouveau, 1964, p. 257.

12. Lettre à Thorvald Mikkelsen, 2 juillet 1946 in Louis-Ferdinand Céline, Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen, Gallimard, 1998, p. 257.

 

 

 

Jacques Doriot

DoriotLaFrance.jpgFormé dans les écoles du Komintern à Moscou, député communiste à 25 ans, maire de Saint-Denis à 32, Jacques Doriot fut au sein du PCF le grand rival de Maurice Thorez. Pour avoir refusé de se plier aux exigences de Staline et prôné trop tôt un rapprochement avec les socialistes, il est exclu du Parti en 1934.

Deux ans plus tard, il fonde le Parti populaire français (PPF), qui n’est pas encore un parti fasciste au sens strict du terme, mais qui le deviendra pendant l’Occupation. Rallié prudemment à la Collaboration tant qu’a subsisté l’hypothèque du pacte germano-soviétique, Doriot ne brûlera vraiment ses vaisseaux qu’en juin 1941, lorsque les divisions allemandes se lanceront à l’assaut de l’URSS. Il réclame alors la création d’une Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF) et, de tous les dirigeants des grands partis collaborationnistes, il sera le seul à combattre sur le front de l’Est, à plusieurs reprises.

Alors que les Allemands se méfient de lui, il affiche désormais sa volonté de faire du PPF « un parti fasciste et totalitaire » (novembre 1942) et finit par trouver auprès des SS le soutien que lui a refusé Otto Abetz sur instruction d’Hitler. Il trouvera la mort en Allemagne, le 22 février 1945, mitraillé sans doute au hasard par des avions alliés.

Ainsi disparaissait l’une des figures les plus énigmatiques de l’histoire politique française du XXe siècle. Le livre de Jean-Claude Valla retrace le destin singulier d’un personnage dont Pierre Pucheu, qui ne l’aimait guère, a pu écrire : « À vrai dire, je n’ai pas connu dans notre génération d’homme ayant reçu à tel point du ciel des qualités d’homme d’État. »

 

Jean-Claude Valla, Doriot,  Éd. Pardès, coll. « Qui suis-je ? », 2008, 128 pages, ill. (12 €).

samedi, 31 octobre 2009

Dominique de Roux et L.-F. Céline

derouxceline2.jpgDominique de Roux et L.-F. Céline

Textes parus dans "Le Bulletin célinien", n°286, mai 2007

 

 

Passionnante correspondance que  celle de  Dominique de Roux.  Les lettres du début des  années  soixante  intéresseront  particulièrement les lecteurs de ce Bulletin.  On y voit  un  jeune homme  de vingt-sept ans préparer activement un monument qui éblouira plusieurs générations de céliniens.  Comme l’écrit Jean-Luc Barré, l’éditeur de cette correspondance, « Dominique de Roux prend conscience de l’ostracisme qui pèse, depuis la fin de la guerre,  sur  une  génération de poètes et d’écrivains frappés d’interdit en raison de leurs prises de position politiques, nonobstant le génie de quelques-uns dont Céline. Cette prise de conscience sera à l’origine, en 1961, de la création des Cahiers de l’Herne, précisément conçus pour réhabiliter ou faire mieux connaître l’œuvre des “grands réprouvés” de la création contemporaine, française et étrangère. » 

 

   Quelques mois avant la mort de Céline, en mars 1961, Dominique de Roux songe à lui écrire afin de solliciter son témoignage sur Bernanos auquel sera consacré le deuxième « Cahier de l’Herne » (le premier fut centré sur René-Guy Cadou). Le 10 juillet, il écrit à Robert Vallery-Radot : « Je devais aller le voir pour notre Cahier Bernanos, saisir une interview sur votre ami. C’est à Bernanos mort qu’on a demandé un témoignage sur le Céline enterré. Le Figaro a ressorti un article qui traite du Voyage au bout de la nuit»

Comment ne pas rêver à cette rencontre Céline – de Roux ¹ et regretter que le premier n’ait pas pu prendre connaissance de cette somme à lui consacrée ?

   Pour ce cahier, il rencontre, au début de l’année suivante, Lucien Rebatet qui lui donnera un intéressant témoignage : « L’homme m’a reçu très gentiment, avec une gentillesse dont je ne doutais pas ; mais vous le connaissez, petit, nerveux, robuste, avec des muscles longs, des muscles sur les mains, une tête carrée, des yeux vifs, une voix grave, de la gorge, un peu capitaine de la marine en bois, s’exclamant, riant, s’enquérant tour à tour, violent parfois et avide de se renseigner. (…) Ce que je regrette le plus en cet homme courageux dont le premier abord m’a pris, c’est son esprit antisémite, toujours, et  une certaine méchanceté encore, qui fait des Décombres un livre insupportable malgré des pages magnifiques et un chapitre sur Maurras, Pujot, l’A. F. de la rue du Boccador qui est un portrait d’anthologie. » Et de conclure le portrait par cette formule tranchante comme un couperet : « Rebatet, c’est Robespierre ».

   En août, on le voit travaillant à ce numéro qui sortira de presse au début de l’année suivante : « J’émerge de plusieurs semaines de travail consacrés entièrement à Céline. Je n’ai pas levé les yeux de kilos de documents : revues, coupures de presse, etc.,  les classant, les relevant en une bibliographie précise. J’ai remonté de la nuit à l’aurore. Quel poète énorme, quel lyrisme ! Quelle pitié ! »

   derouxceline3.jpgEn octobre, il rencontre deux autres témoins importants : Marcel Brochard, qui lui fera des confidences (dont certaines absentes de son témoignage), et Évelyne Pollet qui vint le voir à Paris : « Céline disait : une ville pour moi est une femme. Étreintes rapides dans les hôtels du bord de l’Escaut, détails croustillants (il faisait vite et une fois lavé interdisait qu’on lui parle amour). Évelyne, cinquante-cinq ans, belle encore, haute stature flamande, blonde, yeux bleus, de beaux restes, pleure sur son amant. »

   Bien entendu, Dominique de Roux se rendit à plusieurs reprises à Meudon : « Cet après-midi, le jour tombant, je l’ai passé assis sur des nattes dans le bureau de Céline à Meudon, sa femme Lucette si fine, si aérienne, si gracieuse, parlant de Louis, de Saint-Malo… »

Portrait sensible qui ne sera pas payé de retour : Lucette le qualifia de « brillant avorton, visqueux à force d’être brillant », lui reconnaissant tout de même une « belle énergie littéraire » ² — et pour cause.

   Alors que ce premier cahier de l’Herne consacré à Céline est sorti de presse, il songe déjà à « un livre (…) qui ne serait pas une vie de Céline, mais comme Bernanos a écrit sa vie de Drumont. ». En juin 1965, il est aux prises avec cet ouvrage : « Cela m’épuise. L’écriture est comme l’amour fou, une obsession, un penchant morbide et l’effort m’éreinte. »

On regrette évidemment que, dans cette correspondance choisie, il n’y ait aucun écho de la réception critique tumultueuse de son livre La mort de L.-F. Céline et notamment de la polémique avec l’équipe de Tel Quel. Il faut surtout regretter que l’éditeur de cette correspondance n’ait pas pris contact avec Marc Hanrez, autre pionnier célinien, auquel Dominique de Roux adressa une centaine de lettres dont, on s’en doute, beaucoup concernent précisément Céline.

 

Marc LAUDELOUT

 

1. Elle eut lieu néanmoins (voir ci-contre).

2. Marc-Édouard Nabe, Lucette, Gallimard, 1995, pp. 66-67.

 

 

 

Chronologie de Roux / Céline

Janvier 1963.  Parution  du premier numéro des  Cahiers de l’Herne consacré à Céline. Grand succès. Dominique de Roux y annonce la création d’une « Société des Amis de Céline ». Le siège de la société est fixé à Meudon, route des Gardes. Cette association, dont l’un des buts était de réunir de la documentation sur Céline, eut une existence éphémère, d’autant qu’elle fut rapidement désavouée par Lucette Destouches. « J’ai trop fréquenté un moment les “amis” de Céline pour vous dire qu’une telle association était impossible, tant les querelles, mesquineries, jalousies éclatent et fusent sans cesse. Madame Destouches n’avait fait que jeter de l’huile sur ce feu tremblant. Alors à quoi bon ? Mieux vaut continuer de défendre sa mémoire et son œuvre en en parlant, en écrivant sur Céline et nous retrouver comme aujourd’hui amis, grâce à l’auteur du Voyage » (lettre de Dominique de Roux à Edmond Gaudin, 1968).

 

deroux.jpgMars 1962 : Dominique de Roux souhaite la réédition de Bagatelles pour un massacre. Refus en mai de Gallimard. « Je le trouve révulsé. Il me montre une lettre qui vient de lui arriver de la maison Gallimard, en réponse au vœu qu’il exprimait de savoir, avant Cahier, si seraient rééditées Bagatelles pour un massacre. Non, lui dit-on, en aucune façon il ne sera procédé à cette réédition, ni dans l’immédiat ni dans un futur volume de Céline en Pléiade. C’est définitif. Paulhan bien d’accord là-dessus lui aussi. Dominique de Roux râle, frappe la lettre de son coupe-papier, conchie  les lâchetés éditoriales ! »  (Christian Dedet,  Sacrée  jeunesse,  op.  cit., p. 385). Deux ans plus tard, le projet d’une « anthologie » des pamphlets de Céline, par les éditions de L’Herne, ne sera pas davantage couronné de succès.

 

Mars 1965. Second numéro spécial des Cahiers de l’Herne consacrés à Céline.

 

Hiver 1966 : Parution de La mort de L.-F. Céline aux éditions Christian Bourgois. Violente polémique  entre  Dominique de Roux et  la revue Tel quel,  dirigée par Philippe Sollers, suivie d’un non moins violent réquisitoire de Jean-Pierre Faye dans Le Nouvel Observateur. Le livre obtient le « Prix Combat » au début de l’année suivante.

 

Mars 1968 : Première réédition (partielle) des « Cahiers de l’Herne » sur Céline en format de poche (Éd. Pierre Belfond). La seconde paraîtra en 1987 (Le Livre de poche).

 

Avril 1969 : Participation de Dominique de Roux à l’émission « Bibliothèque de poche » de Michel Polac consacrée à Céline. Déprogrammée, cette émission sera finalement diffusée en deux parties, les 2 et 18 mai, sur la 2ème chaîne de la télévision française.

 

1972 : Réédition en un volume, sans l’iconographie mais avec la bibliographie mise à jour, des deux Cahiers de l’Herne.

 

Mars 1997 : La revue Exil (H) publie un numéro spécial « Dominique de Roux / Louis-Ferdinand Céline » sous la direction de Pascal Sigoda.

vendredi, 30 octobre 2009

Les "Ailleurs" d'Henri Michaux

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

Les Ailleurs d'Henri Michaux

 

Sous le titre Les Ailleurs d'Henri Michaux, la revue belge Sources  a publié les actes d'un colloque consacré au grand poète à Namur en 1995. Des nombreuses interventions, nous citerons un passage de Sylviane Gora; intitulée «Henri Michaux: sur la Voie orientale»: «Ce par quoi Michaux va être fasciné, d'une manière indiscutable, est cette possibilité pour un Oriental d'accepter et d'assumer tout sentiment d'incomplétude de soi. Michaux se détourne de la civilisation judéo-chrétienne dans laquelle il se sent si mal, s'expatrie au moins le temps d'un voyage, s'exile vers des pays autres, pays différents qui ne considèrent pas forcément la Raison comme une faculté universelle, qui font voler en éclats le principe d'identité et d'unité du sujet. L'Occidental décentré va trouver une autre orientation en Orient. Plusieurs principes spirituels ou principes philosophiques vont, dans une certaine mesure, le fasciner ou le séduire. Mais ces éléments vont ou non se couler subtilement dans son œuvre littéraire et picturale pour former ce fameux “alliage” dont parlait René Bertelé. Mais au fait, de quel Orient s' agit-il, de quelle religion en l'occurrence: le bouddhisme chinois ou tibétain, le taoïsme, le shintoïsme, etc.? De quelle peinture orientale s'agit-il? Ne risque-t-on pas de ressasser de belles généralités en tentant de la sorte de pointer du doigt tel ou tel aspect typiquement oriental chez Michaux? Ceci est beaucoup plus qu'une précaution oratoire. A mes yeux, le piège est réel. La seule manière de s'en sortir est de signaler, çà et là, et dans les limites de cette étude, d'étranges et de troublants accords entre cet Occidental par force et cet Orient à la fois réel et mythique. Ce que l'on peut dire, sans trop se tromper je crois, c'est que Michaux a été fasciné par l'art oriental (la peinture et la musique) ainsi que par la religion orientale, en particulier par la pensée hindoue en raison de son caractère foncièrement prométhéen. Dans sa longue quête de la connaissance, Michaux a été attiré par cette manière dont les Hindous considèrent la perte. Il constate en lui cette béance ontologique qui, dans le cadre européen, est perçue comme une faiblesse difficilement réparable. Il va être étonné par le renversement de perspective qu'opèrent les Orientaux dans ce domaine. Lui, le dépouillé, le pauvre hère, le désorienté va considérer la souffrance et le dépouillement de l'être comme des éléments nécessaires, vitaux, révélateurs de la condition humaine, en premier lieu parce que ces éléments donnent à l'être une conscience corporelle. François Trotet, dans «Henri Michaux ou la sagesse du vide», démontre combien la souffrance, notion centrale dans le bouddhisme, à la fois physique et intérieure chez le poète, est utile car elle permet à l'être d'acquérir une conscience corporelle dégagée de tout dualisme». A signaler aussi les bons textes de Jean-Luc Steinmetz («Le démon de Henri Michaux») et de Madeleine Fondo-Valette («Michaux lecteur des mystiques») (J. de BUSSAC).

 

Les ailleurs de Henri Michaux, Sources, Maison de la Poésie, (rue Fumal 28, B-5000 Namur),1996, 250 pages, 100 FF.

mercredi, 28 octobre 2009

Le Japon d'André Malraux

4154TYPFYKL__SL500_AA240_.jpgArchives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

Le Japon d'André Malraux

 

Michel Temman consacre un remarquable livre au Japon d'André Malraux. André Brincourt écrit dans sa préface: «N'oublions pas que, devant ce que ses contemporains appelèrent “Le déclin de l'Occident” ou “La crise de l'Esprit”, alors que le surréalisme naissant faisait table rase des valeurs, le jeune Malraux voulait, lui, chercher d'autres valeurs, un “autre” monde. Cet autre monde, ce fut l'Asie. N'oublions pas que l'une des dernières approches avant la mort fut d'aller contempler la cascade de Nachi pour y rejoindre la “lumière” dans tous ses symboles, pour y nourrir une dernière fois ses rêves de spiritualité. Il nous l'avait dit: l'appel de l'Asie était celui de l'âme  —cette surréalité en marge de l'apparence, ce dépassement promis à notre “solitude sinistre”, l'une des formes possibles de l'Anti-destin... Notre chance est que Michel Temman, par cette lumière même, éclaire pour nous l'essentiel d'une œuvre, et, se distinguant de maintes biographies trop complaisamment tournées vers l'Aventurier, y trouve le fondement même d'une pensée qui révèle plus que jamais son orientation métaphysique. “L'Occident veut comprendre par l'analyse, l'Orient veut vivre le divin”, disait Malraux». André Malraux s'était intéressé au seppuku de Mishima. M. Temman écrit à ce propos: «Yukio Mishima ne s'est pas suicidé. André Malraux est catégorique: son acte n'était pas un suicide car le seppuku  est d'abord un rite qui ignore l'idée de la mort. Il y avait donc surtout dans l'acte de l'écrivain japonais, outre une portée politique et idéologique très nette, une charge rituelle forte chargée du poids du passé. Aussi Malraux pense-t-il qu'il faut distinguer “la mort romaine” et rituelle de Mishima et ce que l'on croit être une “mort romantique”. “Pour Mishima, expliqua-t-il à Tadao Takemoto, la mort en tant qu'acte, a une réalité très forte”. “Il me semble que l'acte de Mishima a été le moyen de posséder sa mort”. En tout cas, ajoute-t-il, “je me sens plus à l'aise avec le “suicide” de Mishima (qui n'est pas un suicide) qu'avec le tuyau à gaz”. Pourquoi “l'acte Mishima” ne choque-t-il pas outre mesure André Malraux? D'abord parce que, comme il le précise encore à Tadao Takemoto, il n'a jamais vraiment compris ce “besoin” de faire du suicide “une faute ou une valeur”. Ensuite parce qu'il “serait normal de rencontrer une civilisation tout entière où il n'y aurait pas de “mort”!» (P. MONTHÉLIE).

 

Michel TEMMAN, Le Japon d'André Malraux, 1997, 266 pages,135 FF (Editions Philippe Picqier, Mas de Vert, F-13.200 Arles).

samedi, 17 octobre 2009

Le Bulletin célinien n°312

Le Bulletin célinien n°312

Sortie du Bulletin célinien n° 312, octobre 2009.

Au sommaire :
* Marc Laudelout :
Bloc-notes
* Emmanuel Caloyanni : Ralph Soupault et Céline
* Serge Joncour & Camille Laurens : "Voyage" sur l'île déserte
* Omar Merzoug : Hommage à Philippe Bonnefis
* Alexandre Junod : Du "Voyage au bout de la nuit" à "End of the night"
* Roger Nimier : "Nord" de L.-F. Céline (1960)
* Michel Bergouignan : L.-F. Céline, contradictoire et passionné (I)


Un numéro de 24 pages, illustrations. Disponible contre un chèque de 6 € franco à l'ordre de M. Laudelout.

Le Bulletin célinien

B. P. 70

B 1000 Bruxelles 22

Balzac, révolutionnaire conservateur?

HBalzac.jpgDr. Hans-Christof KRAUS:

 

Balzac, révolutionnaire-conservateur?

 

Honoré de Balzac, écrivain français, est né le 20 mai 1799 à Tours et mort le 18 août 1850 à Paris. Après avoir fréquenté l’école à Vendôme, Tours et Paris, Balzac étudie de 1816 à 1820 le droit dans la capitale française. Après avoir obtenu son “Baccalauréat de droit”, il n’exercera finalement que le métier d’écrivain et de publiciste, la plupart du temps sans succès. Bref intermède: il fut éditeur et imprimeur de 1825 à 1827, ce qui se termina par une faillite catastrophique qui l’endetta jusqu’à la fin de ses jours. A partir de 1830, son oeuvre principale, “La Comédie humaine”, cycle de romans, parait à intervalles réguliers. Elle le rendra célèbre et lui procurera le succès. Désormais écrivain en vue, il s’engage politiquement dans le camp des légitimistes à partir de 1832. Mais sa candidature pour le Parlement, qu’on avait prévue, ne fut toutefois pas retenue. En tant qu’éditeur et rédacteur de revues telles “Chronique de Paris” (1836) et “Revue de Paris” (1840), il ne connut aucun succès. A partir de 1841, il dut affronter de sérieux problèmes de santé, parce qu’il travaillait trop mais cela ne l’empêcha pas d’oeuvrer inlassablement à la “Comédie”. Entre deux longs séjours en Russie (en 1847 et en 1849), chez celle qui deviendra  plus tard sa femme, la Comtesse polonaise Hanska, il prit une dernière fois position en politique française en 1848. Peu après son retour à Paris, il mourut d’épuisement, écrasé par le travail.

 

Dans la “Comédie humaine”, Balzac a mis sous une forme romanesque un panorama quasi complet de la vie politique et de l’histoire françaises entre 1789 et 1840. Il subdivisa son oeuvre en “Scènes”: “Scènes de la vie privée”, “Scènes de la vie provinciale”, “Scènes de la vie parisienne”, “Scènes de la vie politique”, “Scènes de la vie militaire”, “Scènes de la vie rurale”. Les figures principales de ces “scènes” sont, notamment, l’écrivain Lucien de Rubempré, qui se surestime et atteint l’hybris, Vautrin, criminel notoire, Rastignac, le carriériste et le courageux écrivain légitimiste d’Arthez. Sous l’influence d’écrits alchimiques, mystiques et magiques, Balzac développa une curieuse “doctrine de l’énergie”, qu’il nous faut comprendre si nous voulons saisir le sens de son oeuvre. Cette doctrine conçoit l’individu mais aussi les Etats, les peuples et les cultures comme des instances porteuses d’énergies. Elle postule dès lors que les plus hautes valeurs sont celles qui maintiennent ou augmentent cette énergie, en faisant preuve de mesure et en assurant les continuités. Dans ce sens, nous pouvons dire que la pensée politique de Balzac  est “un conservatisme énergisant” (comme le remarquera Curtius).

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Les convictions politiques fondamentales de Balzac, d’essence conservatrice et légitimiste, se révèlent tout entières dans l’avant-propos de sa “Comédie” (rédigé en juillet 1842). Le christianisme, en l’occurrence le catholicisme, est pour lui “un système achevé pour refouler les tendances les plus perverses de l’homme et constitue de la sorte l’élément le plus puissant dans l’ordre social”, à condition qu’il soit associé au monarchisme. En toute logique, Balzac rejette ainsi le droit de vote illimité et la domination des masses qui en résulte (il dit qu’elles sont “tyranniques sans limite aucune”). Il écrit: “La famille et non l’individu est le véritable élément social”; expressis verbis, il se range “du côté de Bossuet et de Bonald au lieu de courir derrière les innovateurs modernes”.

 

Déjà dans ses premières brochures politiques de 1824, le jeune Balzac avait brisé une lance pour conserver et consolider le “droit d’aînesse” (in: “Du droit d’aînesse”) et avait défendu l’ordre des Jésuites  (“Histoire impartiale des Jésuites”). En 1830, il se prononce pour une monarchie de constitutionalisme modéré, qu’il dépeint comme un “heureux mélange” de despotisme extrême et de démocratie, bien qu’il voulût plutôt rénover la royauté patriarcale du moyen âge; en 1832, il se range du côté du légitimisme d’opposition, le plus rigoureux, et finit par défendre aussi l’absolutisme pré-révolutionnaire. En 1843, il avait prévu d’écrire un ouvrage politique, glorifiant la monarchie, mais ce projet ne se réalisa pas. Dans les dernières années de sa vie, Balzac se fit l’avocat d’une dictature légitimiste, appelée à rétablir l’ordre traditionnel. Ses orientations politiques demeurèrent constantes: il voulait le retour d’un ancien régime transfiguré.

 

Balzac constatait que les pathologies qui affligeaient son pays, la France, résidaient principalement dans le centralisme et dans le rôle calamiteux du “Moloch” parisien. Bon nombre d’interprètes marxistes de l’oeuvre balzacienne n’ont pas tenu compte des principes éminemment conservateurs de ses idées politiques ni ne les ont compris; en revanche, ils ont bien capté les descriptions et la dénonciation du capitalisme bourgeois des débuts (Lukacs, Wurmser). La critique sévère et pertinente de la modernité, que l’on découvre dans les analyses précises de Balzac sur l’effondrement du vieil ordre européen, reste à étudier et à découvrir.

 

Dr. Hans-Christof KRAUS.

(entrée parue dans: Caspar von Schrenck-Notzing, “Lexikon des Konservatismus”, Leopold Srocker Verlag, Graz, 1996; trad. franç.: Robert Steuckers, 2009).

 

 

"La Mâove" de Jean Mabire vue par Robert Poulet

“La Mâove” de Jean Mabire vue par Robert Poulet (alias “Pangloss”)

 

La mode (relancée) du roman historique coïncide cette fois avec la commémoration biséculaire de la Révolution Française. Il y a donc de la guillotne dans l’air chez tous les libraires et des plumes sur le chapeau de tous les héros qui ne sont pas coiffés de carmagnoles, dans les bibliothèques de gare.

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Evidemment, les “Chouans” de Balzac ont depuis longtemps devancés tout le monde. La véritable histoire, c’est maintenant, dès que le public des figurants, des bourreaux et des victimes s’est réveillé de l’espèce de stupeur somnolente qui accompagne les événements importants. Voir “L’Homme qui n’avait pas compris...”. Jean Mabire, spécialiste français des Paras, des Panzers, des légions antibolcheviques et des chasseurs alpins, n’a pas manqué, tout de suite après les massacres gigantesques et stupides de la dernière Mondiale, plus le grand bâillement hébété qui a suivi comme d’habitude, d’y aller de son intarrisable “il était une fois” accompagné de parabellums et de kalachnikovs.

 

Mais ça ne l’empêche pas, aujourd’hui, puisque tout le monde s’y met, de remonter au Bloc cimenté, par Clémenceau. Et ça se combine pour lui avec “Je veux revoir ma Normandie”, car c’est un Viking très convaincu.

 

Alors tout y est: le Blanc qui vire au Bleu, le Bleu qui blanchit dès que Guillotin sort sa machine, le baron un peu traître et le marquis un tantinet espion, le prêtre assermenté et le chanoine maquisard, la demoiselle en culotte de chasseur du roi qui fait allègrement le coup de feu et sa soeur qui va tuer Marat dans sa baignoire, les méchants hussards qui violent en passant la  grand-mère du châtelain, les généraux qui se mettent la main sur le coeur et ceux qui ont trois chevaux tués sous eux, les fourches, les piques, les volontaires de l’An-Deux, les tricoteuses, les discours où il est question d’Armodius ou du Sacré-Coeur de Jésus, la grande rigolade jacobine, sur laquelle dégoulinent des flots d’hémoglobine. Et ça finit par du Napoléon.

 

Dans “La Mâove”, dont la voilure introduit un peu de fraîcheur au sein de cette histoire éminemment fantassine, vous aurez tout ça ou l’équivalent; plus les couples qui se rejoignent naturellement, dans les granges ou dans les arrière-boutiques. Un tel aime une telle à la folie, tel autre passe d’un camp à l’autre pour plaire à sa dulcinée en bonnet phrygien, telle cinquième reste de glace, malgré les feux qui brûlent tel sixième à l’endroit que je pense.

 

La révolution française, c’est une alternative d’idylles patriotiques et de ferveurs loyalistes. Pour le lecteur qui n’a pas lu Gaxotte, le pendard, et qui ne sait donc pas qu’en réalité ce fut une époque assomante.

 

Dans les provinces normandes, où notre Mabire ne manque pas de mener, fabuleusement, Hoche, Frotté, Cadoudal, Charlotte Corday, toute la figuration ressuscitée et revernie à neuf des bandes dessinées pour grandes personnes médiocrement instruites, ce fut assez confus. Mais  l’auteur des “Samouraï” connaît son métier. C’est le prince des narrateurs dialoguistes et des épisodistes bien renseignés, qui n’a pas perdu un mot de ce que Barras et Sieyès se sont dit en déjeunant ensemble le douze fructidor.

 

Seules réserves: il y a toujours trop de personnages, on s’embrouille et ils parlent trop pour ne pas dire toujours grand-chose. A part ça, un auteur furieusement imaginatif. Ecrivant proprement, sans plus; pas le temps d’être artiste. Il faut que la chose bouge et, en l’occurrence, qu’elle s’achève par le sacre de Bonaparte.

 

Les bateaux, dans les ports normands, hissent le grand pavois, le canon tonne, les amours irrégulières se révèlent, avec de l’anneau-de-ma-mère, les cloches de Notre-Dame sonnent à toute volée. Quel triomphe!

 

Sauf les quinze ans de guerre extérieure qui vont suivre, et les deux siècles de mauvaise paix et de bonne littérature.

 

Celle de Jean Mabire n’est qu’honnête et vivante. L’un des meilleurs échantillons du roman commémoratif. Prenez celui-là, sinon vous allez vous perdre dans la masse. Et la masse, comme toujours, ne vaut rien.

 

Quant à la “Mâove”, elle coule, pavillon haut. Le pavillon danois!...

 

Les Vikings retournent chez eux, faut croire!

 

PANGLOSS

(extrait de “Pan”, Bruxelles, n°2322, 28 juin 1989).

 

dimanche, 11 octobre 2009

L'enjeu esthétique des pamphlets céliniens

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1997

 

 

L'enjeu esthétique des pamphlets céliniens

 

L'œuvre de Céline suscite un nombre croissant d'études et nous nous en réjouissons. Ainsi, Nicole Debrie, auteur d'un L. F. Céline préfacé par Marcel Aymé en 1961, fait paraître un essai intitulé Quand la mort est en colère. L'enjeu esthétique des pamphlets céliniens. Elle écrit: «Certaines approches se voulant historiques ont cherché à commenter les pamphlets en les mettant en rapport avec l'extrême-droite des années 30. Approche absurde, non sens, qui n'éclaire rien. Céline écrit toujours en réaction à ce qu'il rencontre. Voyage  le montre rencontrant la guerre, les colonies, l'Institut Pasteur... l'Amérique. Les pamphlets le montrent rencontrant la gauche et en réaction contre elle. Le contexte historique est celui du Cartel des gauches et du Front Populaire. Une approche historique se doit donc d'étudier les pamphlets dans leurs rapports avec cette gauche, si l'on ne veut pas se condamner à ne rien comprendre de ces écrits. Cette approche devrait être facilitée par nombre d'ouvrages écrits à la suite de l'ouverture des archives soviétiques —éclairant les années au cours desquelles la propagande soviétique pénètre tous les milieux intellectuels en France mais aussi en Amérique par le biais des hommes d'Angleterre. Etudes propres à montrer que Céline était loin de fabuler ou de se faire le propagandiste de l'extrême-droite quand il signale le rôle des agitateurs à la solde de Moscou. Situons 1e thème de cette étude: l'enjeu esthétique des polemiques céliniennes... Comme le terme d'enjeu l'indique, il s'agit d'une dispute en vue de faire triompher une valeur; ce à quoi Céline attache du prix. Céline se bat. Il se bat au nom de la création, autrement dit au nom de la poésie, au sens étymologique de “faire”, “créer”. Il se bat contre une littérature absorbée par différents types d'imposture. Littérature au service de visées commerciales; standardisation, art robot; littérature au service d'une idéologie, en l'occurence la propagande soviétique en pleine expansion; littérature postiche où l'œuvre est remplacée par des théories, ce qui revient au même que par des idéologies. Bagatelles  proteste globalement contre les imposteurs et les tricheurs. Cette protestation s'accompagne d'une revendication fondamentale, incessante, répétée comme une basse chiffrée: la poésie authentique» (P. MONTHÉLIE).

 

Nicole DEBRIE, Quand la mort est en colère. L'enjeu esthétique des pamphlets céliniens, Editions Nicole Debrie (23, rue du Cherche Midi, F-75.006 Paris), 1997,126 pages, 90 FF. Le livre est en vente aux librairies Duquesnes (27, avenue Duquesnes, F-75.007 Paris) et Touzot (38, rue St. Sulpice, F-75.006 Paris).

samedi, 03 octobre 2009

Rebatet juge Céline

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Lucien Rebatet et Céline

 

Texte paru dans le "Bulletin célinien", n°285, avril 2007

En cette année du cinquantième anniversaire de D’un château l’autre, on ne se souvient guère des polémiques qui ont accompagné sa parution, en particulier au sein de la droite radicale. En témoigne cette réplique de Lucien Rebatet à Jean-André Faucher qui avait attaqué durement Céline dans l’hebdomadaire Dimanche-Matin.

 

   Mon cher J.-A. F.,

 

   Absent de Paris, je viens de lire ton dernier article sur « l’affaire Céline » ¹.

 

   Je ne voudrais pas que ta vivacité et ta générosité puissent faire croire à nos innombrables adversaires qu’il existe entre nous des dissentiments que cette controverse autour d’un livre aurait révélés.

 

   Le lecteur ayant en général la mémoire brève, je pense donc utile de préciser, que dans mon article du mois de juin dernier ², j’ai cherché à expliquer Céline, et que je n’ai jamais eu l’intention de le juger « honorable ». J’ai même souligné que la dignité était un des sentiments qu’il ignore le plus.

 

   Je persiste à croire que Céline ne nous doit pas les comptes qu’il est juste de réclamer à d’anciens militants, toi ou moi, par exemple. Non pas que le métier d’écrivain, que le talent, voire le génie, constituent à mes yeux un alibi, une circonstance atténuante. Au contraire, la responsabilité politique de l’écrivain m’apparaît considérable, et j’ai été, que je sache, de ceux qui l’ont clairement revendiquée pour leur part.

 

   Mais la question serait de savoir jusqu’à quel degré Céline a eu conscience de ses propres responsabilités. (Je ne dis pas : des risques qu’il courait, car sur ce point il était fort lucide.) En tout cas, il n’appartenait à aucun bord. C’était un visionnaire anarchiste, qui se mit à bouillonner de prophéties, presque malgré lui. J’estime qu’il y a quelque excès à parler de reniement pour un homme qui n’a jamais connu ni principes ni drapeau.

 

   Au moment le plus difficile de notre choix, à l’automne 1940, Céline savait déjà que Hitler avait lâché les commandes, qu’il perdrait la guerre, et que notre politique s’engloutirait dans sa catastrophe. Il me l’a dit plus d’une fois, comme à Marcel Aymé, à Ralph Soupault et à d’autres familiers. Rien de ce qu’il écrivit pendant la guerre n’infirma réellement cette conviction. Il est donc fondé à dire qu’il ne fut jamais « collaborateur ».

 

   Tu me répondras qu’il serait plus élégant de se rallier aux camarades vaincus, d’épouser leur cause ; et je suis bien de ton avis. Mais je voudrais savoir à quelle époque on a connu à Céline des élégances et des camarades ? Ce qui me surprend, c’est la surprise aujourd’hui de maints de nos amis qui me semblent avoir attendu longtemps pour découvrir le Céline de toujours, et ses capacités effarantes et contradictoires, tantôt dans l’héroïsme, tantôt dans la fuite.

 

   Pour l’énorme mensonge, à propos de l’antisémitisme, il est d’une telle taille que je me demande qui pourrait s’y tromper. Céline ne nous a-t-il pas avertis lui-même en annonçant qu’il fait un numéro de vieux clown ? Oh ! ce n’est pas reluisant. Mais la dernière idée qui puisse venir à Louis-Ferdinand, c’est bien celle de reluire. J’attribue à cette turlupinade à peu près autant d’importance que les factums que Céline nous adressait à Je suis partout et que nous n’insérions jamais, parce qu’il y préconisait, pour regénérer la France, l’extermination de tous les « Narbonnoïdes », c’est-à-dire toutes les populations au-dessous de la Loire, y compris, mon cher Faucher, ton Limousin et mon Dauphiné ³.

 

   Pour juger équitablement le monstre, il faut l’avoir pratiqué…

 

   Reste la peinture de Sigmaringen. Je viens d’en relire plusieurs pages. Elles m’apparaissent décidément anodines. Je répète que les gens du Système m’ont enlevé tout complexe d’infériorité sigmaringienne. Vainqueurs, repus, toutes les puissances entre les mains, ils sont pires que nous ne l’étions là-bas, vaincus à plate couture, traqués, affamés, divisés. Cette émigration ne fut ni plus ni moins affligeante que toutes les émigrations. Ce qui ne signifie pas que nous fussions beaux à voir… Tu comprendras que je me refuse, maintenant encore, à préciser davantage, pour des raisons et des sentiments qui ont toujours été étrangers à Céline. Mais je puis affirmer que ledit Céline n’a guère touché qu’à l’anecdote, à un pittoresque brenneux, et c’est d’ailleurs, littérairement, le défaut du livre.

 

 

   Tandis que se déroulaient ces farces tristes, des camarades, je ne l’oublie pas, se battaient contre les Russes, un contre cent, à Kolberg. Notre ami Lousteau a dit excellemment, la semaine dernière, tout ce qui convenait à ce sujet 4. Céline, lui, n’a rien dit. Ce silence, dans un livre sérieux, serait atroce. Mais ce livre, c’est à l’un d’entre nous de l’écrire. Les croquis de D’un château l’autre ne me paraissent pas à la taille de l’indignation qu’ils déchaînent.

 

  Je maintiens que je préfère encore le trivial cynisme de Céline, ne voulant parler que de gros sous, aux périphrases et mains sur la conscience d’un tas d’infects commerçants de plume. J’ajouterai que j’entends dans ce cynisme une sorte de « nitchevo » encore plus amer et plus sombre que tout ce que Céline autrefois écrivit de plus amer et de plus sombre. Un vieux prophète perclus et « décheux » en est réduit à faire le saltimbanque — et à le dire — dans une société qui réserve toutes ses admirations et tous ses chèques à ses gendelettres communistes. J’aurais aimé, comme toi, que Céline eût la fierté de rappeler qu’il lui aurait été bien facile de prospérer dans cette bande, qu’l lui aurait suffi d’étouffer, entre 1935 et 1939, ses mouvements d’honnêteté intellectuelle et de civisme. Sans doute Céline n’en est-il plus capable. Il me plaît, en songeant à l’ermite loqueteux de Meudon et à tout ce que je lui dois, d’être de ceux qui le rappellent à sa place.

 

   Quant à la polémique, n’avons-nous pas infiniment d’autres cibles, et plus grosses ?

 

   Je te remercie du brevet de fidélité que tu me décernes. Mais je ne crois pas que mon indulgence à l’endroit de Céline puisse signifier mon désir de « tourner la page », c’est, au contraire, à cette page que mes pensées reviennent sans cesse depuis des années, aussi bien pour y déceler nos erreurs politiques — je ne m’occupe pas de morale dans ce domaine — que pour y relire notre justification.

 

   Que cette lettre me soit l’occasion de dire ici à de nombreux amis que mon plus vif désir serait de republier Les Décombres 5, avec la préface « d’actualité » que tu devines, et que seule la… timidité des éditeurs ne m’a pas encore permis de réaliser cela.

 

   Bien amicalement à toi,

Lucien REBATET

(Dimanche-Matin, 1er septembre 1957)

 

Notes

 

1. Lucien Rebatet évoque l’article de Jean-André Faucher paru le 18 août 1957 dans Dimanche-Matin et intitulé « ...Et que chacun enterre ses morts ». Faucher s’y oppose violemment, et point par point, à la défense de Céline entreprise par Albert Paraz, Lucien Rebatet et Robert Poulet. La semaine précédente, il avait daubé sur l’interview accordée par Céline à L’Express.

J.-A. Faucher, né en 1921, était un journaliste nationaliste, antigaulliste et franc-maçon qui collaborait à plusieurs journaux de droite (Dimanche-Matin, Artaban et C’est-à-dire).

2. Lucien Rebatet, « Un prophète sans emploi », Dimanche-Matin, 30 juin 1957. Article repris dans Le Bulletin célinien, n° 263, avril 2005, pp. 17-21.

3. Céline préconisait plutôt une séparation entre la France du nord et celle du sud. Cette lettre du 15 juin 1942, refusée par Je suis partout, a été publiée dans Lettres des années noires, Éd. Berg International, 1994, pp. 29-35.

4. Jean Lousteau, « Il s’agissait de s’entendre », Dimanche-Matin, 18 août 1957. L’auteur y déplore ce qu’il considère comme un « inutile déballage » dans D’un château l’autre.

5. Ce livre ne fut jamais réédité du vivant de Lucien Rebatet. Une réédition caviardée fut procurée en 1976 par Jean-Jacques Pauvert. À noter que ce livre vient d’être réédité intégralement par les éditions de L’Homme libre.

 

samedi, 26 septembre 2009

Céline et la Suisse

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Céline et la Suisse

Article paru dans le "Bulletin célinien", n°277, juillet-août 2006

Pour la première période, ce thème concerne plutôt Louis Destouches que Céline. C’est de 1924 à 1927 que Destouches, médecin employé par la S.D.N., séjourne à Genève, avec de longues absences aux États-Unis, en Afrique et ailleurs. Son contrat avec la Société des Nations expire en décembre 1927.

L’iconographie ayant également sa place dans ce Bulletin, cela nous permet de présenter les deux endroits où Louis Destouches vécut en Suisse. Lorsqu’il arrive à Genève, il s’installe à « La Résidence », confortable hôtel situé sur la rive gauche, route de Florissant (voir ci-contre). Il y reste jusqu’en décembre 1925, date à laquelle il emménage dans un rez-de-chaussée de trois pièces, chemin de Miremont à Champel, dans la banlieue de Genève. C’est à la fin de l’année suivante qu’il rencontre une jeune Américaine de vingt-quatre ans, venue de Los Angeles, qui séjourne à Genève avec ses parents et suit des cours de danse classique. Il s’agit bien entendu d’Elizabeth Craig qu’il nommera « l’Impératrice », la future dédicataire du Voyage au bout de la nuit. Sans la S.D.N., Céline n’aurait donc jamais rencontré celle qui eut une si grande importance dans sa vie. La liaison dura six ans.

Ces faits sont connus de tous les céliniens. Ce qui l’est moins, ce sont les tentatives de Céline, à l’automne 1944, pour passer d’Allemagne, où il s’est réfugié, en Suisse avec l’espoir de gagner ensuite le Danemark. C’est par l’entremise de son ami suisse Paul Bonny et de son cousin Paul Gentizon – tous deux compromis dans la collaboration parisienne – qu’il tentera vainement d’obtenir un visa. C’est à cette fin qu’il utilisera les services d’un avocat suisse, Frédéric Savary, et qu’il adressera, en janvier 1945, un mémoire au consul général de Suisse à Stuttgart. « Inutile de vous certifier que je n’ai jamais émargé pour un centime ni directement ni indirectement à aucun service allemand », lui écrit-il, ce qui est exact — à la différence précisément de ses amis helvètes. Exilé au Danemark, les liens avec la Suisse ne sont pas rompus. En 1947, il écrit à Marie Canavaggia : « J’ai des amis en Suisse. Gentizon journaliste très distingué, au Lutry, canton de Vaud qui peut m’être très utile et un autre ami beaucoup plus malheureux – Bonny à Genève ». Tous deux tenteront, vainement une fois encore, de le faire éditer par « Le Cheval ailé », dirigé par Constant Bourquin. Céline renoue aussi avec Henri Poulain, ancien secrétaire de rédaction de Je suis partout, également réfugié à Genève. Tous ces personnages, dont la figure la plus connue est certainement Georges Oltramare (voir notice plus loin), sont évoqués dans un livre paru à Lausanne, il y a trois ans, et dont nous donnons les références ci-dessous.

 

 

Marc LAUDELOUT

 

 

 

Alain Clavien, Hervé Gullotti et Pierre Marti, « La province n’est plus la province ». Les relations culturelles franco-suisses à l’épreuve de la seconde guerre mondiale (1935-1950), Éditions Antipodes, coll. « Histoire », 2003, 368 p.

 

 

 

Voir aussi « Témoignage de Paul Bonny sur ses relations avec Céline » in  Louis-Ferdinand Céline, Lettres des années noires, édition présentée et établie par Philippe Alméras, Berg International, coll. « Faits et Représentations », 1994, pp. [54]-86, suivie de la correspondance de Céline aux Bonny. Sur la période antérieure, voir Louis-Ferdinand Céline (Docteur Destouches) à la Société des Nations (1924-1927). Documents, recueil publié sous la direction de Théodore Deltchev Dimitrov, Foyer Européen de la Culture, Genève-Gex, 2001, 502 p.

samedi, 19 septembre 2009

Céline - Bloy

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Céline – Bloy

Ex: "Bulletin célinien", n°270, n°12, 2005

Le texte que François Gibault avait donné en 1988 au « Cahier de l’Herne » consacré à Léon Bloy vient d’être réédité. Il s’agissait de considérer combien Bloy et Céline ont des traits communs. Extraits de l’avant-propos inédit.

 

Tous les géants se ressemblent, ils ont des points de correspondance. D’abord, ils sont grands, on leur compte quelques têtes de plus que les autres, certains sont même immenses. Ils ont aussi l’habitude de ne pas faire comme tout le monde, de se démarquer des hommes du commun et de mettre volontiers leurs pieds dans les plats. La parenté entre le géant Bloy et le géant Céline était à ce point évidente que je n’ai pas résisté au plaisir de les confronter, comme je confronte actuellement, pour le Dictionnaire de Gaulle, Louis-Ferdinand Céline et le Général (sans être certain de voir mon article publié), comme je travaille à une confrontation entre Louis Destouches et Jean Dubuffet, autre génie français, singulier, solitaire, anarchiste, créateur, lui aussi, d’un style inimitable et d’une œuvre qui ne doit rien à personne.

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C’est en rangeant des papiers, et Dieu sait que ce ne sont pas les papiers à ranger qui manquent chez moi, que je suis tombé sur le Cahier de l’Herne consacré à Léon Bloy. Il faut dire que je croule sous des montagnes de livres en désordre, de dossiers déclassés et de papiers entassés n’importe comment. (…) C’est à l’effondrement d’une pile, haute comme un homme debout, que je dois d’avoir retrouvé ce Cahier Bloy, et c’est à Jean-Paul Louis que cet article doit d’être réédité. (…) Malgré l’envie que j’en avais, je n’ai pas « lifté » ce texte, pas changé un mot ni ajouté ni supprimé quoi que ce soit. Il y manque pourtant quelques citations pour montrer que la violence de Bloy valait bien celle de Céline. Ainsi, dans son journal, le 23 février 1901, au lendemain du décès de la reine d’Angleterre : « Crevaison de l’antique salope Victoria » et, après l’incendie du Bazar de la Charité, à un ami : « ...à la lecture de cet événement épouvantable, j’ai eu la sensation nette et délicieuse d’un poids immense dont on aurait délivré mon cœur. Le petit nombre de victimes, il est vrai, limitait ma joie ». Je m’en veux aussi de n’avoir pas cité Léon Bloy écrivant dans Le Sang du pauvre : « Je vis, ou, pour mieux dire, je subsiste douloureusement et miraculeusement ici, en Danemark, sans moyen de fuir, parmi des protestants incurables qu’aucune lumière n’a visité depuis bientôt quatre cents ans que leur nation s’est levée en masse et sans hésiter une seconde à la voix d’un sale moine pour renier Jésus-Christ... ». Quant aux Danois, il les croyait « ...capables de faire mieux que les bourreaux de Jérusalem ». Un demi-siècle plus tard, écrivant de la prison à sa femme, Céline n’était pas plus indulgent pour ses hôtes : « Nous avons affaire à d’épouvantables danois hypocrites – Toute la férocité des vikings, le mensonge des juifs et l’hypocrisie des protestants – des monstres sans pareil ». Qui peut nier, après avoir lu ces lignes, l’existence de fils invisibles entre ces deux hommes ?

Puisque j’ai pris le parti de republier mon texte sans y rien changer, les voici donc, ces deux monstres, dans l’état où je les ai laissés il y a quelque vingt ans, toujours aussi furieux, teigneux, vociférants, géniaux.

 

François GIBAULT

 

© François Gibault, Céline – Bloy, Du Lérot, 2005, 40 pages. Édition tirée à 400 exemplaires sur bouffant et quelques exemplaires hors commerce sur vélin de Rives réservés à l’auteur (10 €).

jeudi, 17 septembre 2009

Trois études allemandes sur Henri Michaux

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Archives de SYNERGIES EUROPEENNES - 1998

 

 

Robert Steuckers:

 

Trois études allemandes sur Henri Michaux

 

 

 

Henri Michaux (1): Un barbare en voyage

 

Dans une collection dirigée par l’écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger et publiée chez Eichborn à Francfort, nous avons trouvé une traduction de Henri Michaux, Ein Barbar auf Reisen  (= Un barbare en voyage), où l’écrivain né à Namur découvre à 30 ans, à une époque où les nuées de touristes chamarrés et ventripotents ne souillaient pas encore les paysages, l’Inde, la Chine, l’Equateur, Bali, etc. Michaux explique comment il a accepté et assimilé en lui cette découverte des Autres, comment il a été fasciné, sans cultiver le moindre esprit missionnaire, par leur altérité. Michaux est un “barbare” pour ces Indiens et ces Chinois: il ne se convertira pas à leurs mœurs, il ne les imitera pas de manière grotesque comme certains touristes ou certains enthousiastes se piquant de modes ou de philosophies orientales, il restera lui-même, tou­t en admirant leur culture authentique. Un message impor­tant à l’heure où Européens comme Asiatiques sont sommés de s’aligner sur l’étroitesse mentale des parvenus de la middle class  new-yorkaise, sous peine d’être ratatinés sous un tapis de bombes comme les enfants de Hambourg en 1943, comme ceux de Bagdad en 1991 (Ein Barbar auf Reisen, 384 p., ISBN 3-8218-4161-3, DM 49,50, Eichborn Verlag, Kaiser­strasse 66, D-60.329 Frankfurt a. M., http://www.eichborn.de).

 

Henri Michaux (2): Mescaline

 

Comme Ernst Jünger, Michaux, qui était poète et peintre («Je peins comme j’écris», a-t-il dit en 1959), a fait l’expérience d’une drogue, la mescaline, mais sous contrôle médical, entre 1954 et 1959. L’objectif de cette expérience était d’élargir les limites de la perception et de la conscience. Il en a découlé deux séries de dessins: les dessins dits de la mescaline, puis, entre 1966 et 1969, les dessins dits d’après la mescaline, en d’autres mots, les “dessins de la désagrégation”. Pour Mi­chaux, l’expérience de la mescaline lui a servi à réorienter sa conscience, à expérimenter l’élasticité de l’espace et du temps, etc. Peter Weibel, Victoria Combalia et Jean-Jacques Lebel accompagnent la nouvelle édition allemande de ces dessins, parue au “Verlag der Buchhandlung Walther König” de Cologne (Henri Michaux, Meskalin, 170 ill., ISBN 3-88375-329-7, Verlag der Buchhandlung Walther König, Ehrenstrasse 4, D-50.672 Köln).

 

Henri Michaux (3): Drogues, langues et écritures

 

Décidément, l’édition allemande prépare bien le prochain centenaire de Henri Michaux, né en 1899. A noter également, chez l’éditeur Droschl à Graz en Autriche, deux versions alle­mandes d’œuvres de Michaux: Erkenntnis durch Ab­grü­n­de, le dernier des ouvrages de Michaux sur l’expérien­ce des dro­gues, où l’“arrêt” , la “catatonie”, est la préoccupation majeure du poète; Von Sprachen und Schriften, où Michaux se de­mande si le langage est apte à exprimer les situations extrê­mes, l’expérience des catastrophes, de la folie, le cas des en­fants sauvages découverts en forêt et qui ont une telle expé­rien­ce de l’immédiateté des choses naturelles. Car Michaux veut instituer une langue véritablement vivante, qui ne sert pas seulement à communiquer des rapports secs, mais puisse transmettre la vitalité, les sentiments réels dans toute leur complexité, les situations avec tout ce qu’elles impliquent comme relations parallèles (H. M., Erkenntnis durch Abgrün­de, öS 300 ou DM 44; Von Sprachen und Schriften, öS 150 ou DM 22; Literaturverlag Droschl, Albertstrasse 18, A-8010 Graz; e-mail: droschl@gewi.kfunigraz.ac.at)

 

mercredi, 16 septembre 2009

Concerning Louis-Ferdinand Céline

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Concerning Louis-Fredinand Celine

By Arno Breker  / http://meaus.com/

In the year 1940, I made the acquaintance of Louis-Ferdinand Celine in Paris at the German Institute. At that time he was considered among the most important writers of France. I knew his literary work; he, my sculptural work.

Celine was one of those who, notwithstanding existing differences between France and Germany, loved and understood my homeland. "The ultimate reconciliation and cooperation of our two countries--those are the things that matter most," he said to me during our first meeting.

The desire to do his portrait seized me at once. His facial features, strongly pronounced and enlivened, fascinated me. There was a physical peculiarity about him; this was the discrepancy between the volume of his head and the leanness of his neck, which was emanciated. A discrepancy which I wanted to make up for by means of a neck scarf, just as he always wore toward the end of his life.

Before the war I found Celine to be very elegant. And only afterward did he assume the behavior of a Bohemian of the 19th century. As everyone knows, he was surrounded by a number of cats and dogs and occupied in Meudon a large building that had already begun to decay a little. I visited him there one more time shortly before his death in 1961.

The atmosphere of his apartment was typically French. The furniture and objects that were around him, in their permanent appearance, had seemed for decades to be torpid and immovable. Dust and the patina of time began to cover them with a strange stillness.

On this afternoon Celine took a long look into my eyes, spoke very little, and really seemed to have said everything he had to say in his books. The few words he did say concerned human existence, its stay on earth, and eternity.

As I was leaving, Celine said to me, "This is not 'goodbye'! We shall remain." Taking his hand, I answered him full of emotion, "My dear, my great friend, so be it."

 

 Copyright 1999 Museum of European Art

mardi, 15 septembre 2009

Des poètes normands et de l'héritage nordique

   
Des poètes normands et de l'héritage nordique
 

 

Des poètes normands et de l'héritage nordique

 

Ouvrage de Jean Mabire, édité par "Dualpha", Paris, 32,00 Euro - ISBN/EAN: 2915461333
Depuis les élans du Romantisme jusqu'au renouveau de la littérature dialectale, en passant par les grandes fêtes du Millénaire de 1911, ils furent nombreux les poètes normands qui célébrèrent les Vikings et ces « drakkars » qu'il conviendrait, à en croire les savants, de renommer snekkars ou esnèques. De leurs vers, écrits dans le style d'une époque littéraire aux reflets d'incendies, devait naître ce que l'on a appelé « le mythe nordique », c'est-à-dire non pas une fantasmagorie, mais la prise de conscience d'une réalité identitaire, originale entre toutes. Les portraits d'une quarantaine de ces écrivains sont ici rassemblés, avec un choix de vers où l'on peut entendre le fracas des épées, le tumulte des vagues, l'appel des Walkyries et ce chant profond venu du Nord sur « la route des cygnes ». Les paroles du dieu Odin rassemblent-elles encore le peuple vivant sur cette terre normande, dont le premier duc Rolf le Marcheur, dit Rollon, avait affirmé à ses compagnons scandinaves, Norvégiens et Danois : « Nous en resterons maîtres et seigneurs » ?

Alphonse Le Flaguais ; Arthur de Gobineau ; Charles Leconte de Lisle ; Aristide Frémine ; Auguste Pitron ; Jehan Soudan de Pierrefitte ; Paul Harel ; Jean Lorrain ; Paul-Napoléon Roinard ; Eugène Le Mouël ; Charles-Théophile Féret ; Jean de La Heve ; Louis Beuve ; Edward Montier ; Lucie Delarue-Mardrus ; Georges Laisney ; Gaston Le Révérend ; Jacques Hébertot ; Poètes du Millénaire ; Ch. Engelhard ; René Herval ; Jean Le Marois ; Marc Chesneau ; Jean-Louis Vaneille ; Philippe Tournaire ; Côtis-Capel ; André Dupont-Desnouettes ; Stéphane Varegues.

samedi, 12 septembre 2009

Céline et l'homme européen

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« Céline et l’homme européen »

[1964]

Reproduit dans le "Bulletin célinien", n°262, mars 2005

 

Que pensait un jeune nationaliste européen de Céline dans les années soixante ? On peut s’en faire une idée en lisant cet article publié en 1964 dans la revue de Jean Thiriart (1922-1992), L’Europe communautaire. Céline n’échappait alors pas à une lecture très politisée de son œuvre. Un document.

 

   On a voulu tuer Céline, on a voulu faire taire ce corps et cette âme qui clamaient à la face du monde le dégoût qu’ils avaient des hommes, on a voulu éteindre cet incendie de vérité qui s’est allumé en 1932. Ils ont échoué dans leur entreprise criminelle ; aujourd’hui, plus que jamais, Céline revit en nous. Des livres, des études ont été consacrés au prophète de la décadence occidentale. La Pléiade lui consacre un ouvrage... Céline occupe dans l’histoire de la littérature européenne, avec Drieu La Rochelle et Brasillach, une place incontestable.

 

   Dans son œuvre, quelle est la place de l’Europe ; de cette Europe qu’avec beaucoup d’écrivains et d’hommes politiques, il prévoyait et espérait ?

 

   Le problème ici n’est pas de découvrir subitement un Céline politique : il avoue lui-même, dans plusieurs ouvrages et interviews, que seule la médecine l’intéressait et que, par ce biais, il a débouché dans un monde en folie, dans une France décadente, dans une Europe avortée. Plus qu’une conception politique, Céline avait de l’homme européen une conception quasi médicale ; plus que le continent, c’était l’homme qu’il voulait réformer.

   Dans D’un château l’autre il fustige les Français : « La sensibilité européenne s’émeut que pour tout ce qu’est bien anti-elle ! ennemis avérés ! tout son cœur ! masochisse à mort ! » Il prouvait par cette phrase qu’avant comme après la guerre, sa volonté de réforme était demeurée intacte.

 

De Bardamu au surhomme

 

   La première qualité que nous, Européens, devons reconnaître à Céline, c’est d’avoir dépeint magnifiquement et réellement nos défauts, vices et manies. Dès le Voyage au bout de la nuit, la fresque est esquissée ; à travers Bardamu, c’est le fond le plus lâche, timoré et vicieux de l’homme européen qu’il dépeint ; il en fait son credo, sa raison même de vivre : « Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins, nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique, puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière » (Voyage au bout de la nuit).

 

   Le Français y est malmené, secoué comme un fétu de paille, submergé sous un flot de reproches assénés par une plume au vitriol. Mais l’homme malmené du Voyage au bout de la nuit à Nord n’est pas seulement le Français, c’est l’Allemand, l’Anglais, l’Américain... En un mot, l’homme blanc. Et si Céline s’emporte à propos des vices proprement spécifiques aux Français (le vin, poison national), il n’en néglige pas pour autant les tares de tous les autres Blancs. C’est cet homme qu’il attaque à travers des pages mouillées de bave rageuse, cet homme décadent. Bardamu – car c’est lui – si faible et si timoré dont le seul courage – mais un courage héroïque, propre à celui qui, se souvenant de sa grandeur passée se sent retomber dans la fange –, est une lucidité effroyable et cynique de son état. Bardamu, mais un Bardamu sans courage, c’est l’homme européen d’aujourd’hui, timoré, exclusivement jouisseur, négrophile, ayant perdu la fierté de son passé et de sa race ; et Céline de vaticiner une apocalyptique humanité de bâtards négrifiés, tous « ahuris par les Juifs au saccage, hypnotisés, dépersonnalisés, dressés aux haines absurdes, fratricides... » (L’École des cadavres). Ces Français, ces Européens, le docteur Céline les a bien connus, tâtés, diagnostiqués : foies cirrhosés, estomacs dilatés, yeux glauques... C’étaient eux, la race des seigneurs. Plus qu’un autre, il a réveillé les Aryens de leur torpeur à grands coups de gifles, il secouait leur apathie, leur incroyable naïveté, leur instinct de lucre et de jouissance...

   Mais mieux qu’un Savonarole, Céline a tracé le chemin de la Réforme.

 

Le Procès de l’Humanité

 

   Ce n’est pas tout de ramener l’homme à ce qu’il est vraiment, encore faut-il comparer les hommes entre eux, faire le procès de l’humanité, des races. Le mérite de Céline est d’avoir été scrupuleusement objectif ; s’il tempête contre les juifs, il lance à l’Aryen des épithètes peu flatteuses. Mais si l’Aryen est décadent, à qui la faute ? À son insatiable appétit de jouissance et, écrit Céline, si l’Aryen est devenu tellement jouisseur, la faute en revient aux juifs qui, poussés par le démon de l’argent, feraient n’importe quoi pour amener les gentils à acheter leurs marchandises et leurs idées. Le juif pour Céline est l’obsession, la hantise. Rendus responsables de tous les maux de l’humanité, Céline les aurait inventés s’ils n’avaient pas existé, tant ils nous apparaissent comme de parfaits boucs émissaires,  trop  parfaits  même.  Le  mot « juif », à force d’être écrit et martelé dans toutes les phrases, finit par devenir le symbole même de la décadence occidentale... Il n’émeut plus, et ce mot, dépassant son sens étymologique, constitue en fin d’analyse les quatre lettres symboliques de décadence, sans pour autant  qu’il faille  conclure  que le  mot « juif » signifie encore israélite.

 

   C’est à travers ces diatribes anti-juives qu’il fouette les Français, les Européens... Peuples paresseux, lâches, ahuris par l’argent, l’envie, l’alcool. « La France est extrêmement vendue, foie, nerf, cerveau, rognons aux grands intérêts vinicoles ». Peuple gourmand aussi, qui règle ses conflits diplomatiques autour d’une table bien garnie et dont les ministres promènent à l’envi leurs grosses bedaines satisfaites. Peuple où tout est conçu pour les sens... peu pour l’esprit. Et par-dessus cet amas de vices, viennent se greffer la haine et la méfiance, tous les hommes se méfient les uns des autres, construisent leur petit monde personnel, écartent le voisin. « Faire confiance aux hommes, c’est déjà se tuer un peu » (Voyage au bout de la nuit). Voilà pour le juif, voilà pour l’Aryen.

 

   Le nègre ne hante pas Céline : les Noirs, il les a connus tout au long de ses périples africains, nus et sauvages ; il a décrit leur situation dans les colonies avec réalisme et sincérité... ce qu’il n’aimait pas chez eux, a-t-il écrit dans Bagatelles pour un massacre, c’était surtout le bruit du tam-tam.

 

   Il ne pouvait deviner avant la guerre, la décolonisation, la « civilisation » ultra-rapide des fils de l’anthropophage. Il ne les prend guère au sérieux... Il a décrit avec sincérité certains mauvais traitements auxquels ils étaient soumis sous le drapeau français, il a fort bien raconté la vie des coloniaux, ces hommes d’Occident qui se décomposaient corps et âme sous le soleil meurtrier d’Afrique et qui se défoulaient parfois sur le nègre. Céline néglige le Noir, ce dernier ne peut être à l’heure actuelle un facteur de décadence, du moins tant qu’il reste en Afrique.

   Reste le Jaune : « Le jaune a toutes les qualités pour devenir le roi de la terre ». Céline ne cache pas l’admiration qu’il porte aux Asiatiques, il admire leur ascétisme, leur calme, leur impassibilité stoïque ; mais il les craint. Avant sa mort, le Jaune était devenu son obsession ultime, il voyait les hordes asiatiques jaillir en Europe et trucider allègrement les Aryens. Ce devait être sa dernière hantise.

 

Vers une ascèse européenne

 

   « On a honte de ne pas être plus riche en cœur et en tout et aussi d’avoir jugé quand même l’humanité plus  basse qu’elle  n’est vraiment au fond ». Après  avoir fait un procès terrible de l’humanité, Céline s’apaise et accorde aux hommes des qualités et des élans qui existent, cachés certes, mais qui, découverts, peuvent conduire un être vers le sommet de ses réalisations.

 

   L’ascétisme, voilà un grand mot pour définir une doctrine célinienne des hommes, ne voyons pas dans ce mot, somme toute fort bizarre, une forme mystique, a fortiori métaphysique ; Céline ne rêve pas de l’Européen ascète comme un Chinois ni comme un moine contemplatif, mais plutôt comme un guerrier nordique qui sait affronter la vie dans les meilleures conditions physiques et morales. L’homme devrait être une espèce de chevalier celtique qui sur son cheval se dirige dans une plaine battue par les vents, tout droit, l’œil fixé sur son but et indifférent à la tempête.

 

   Il ne faut pas non plus croire que l’homme européen devrait être « la belle bête sauvage » de Nietzsche, ou un surhomme en puissance ; ce serait se tromper lourdement sur les buts réformateurs de Céline. Buts qui ne visent qu’à rendre à l’homme une place conforme à ce qu’il est en réalité. Il n’y a pas de dépassement de la nature humaine souhaité par L.-F. Céline.

 

   Car s’il est vrai que l’homme est descendu bien bas, que l’Européen est menacé dans son existence même, il ne peut être sauvé qu’en vivant en conformité avec sa nature de mortel ; seul, écrit Céline, un ascétisme bien compris (un ascétisme à la Labiche, pour l’imiter) permettra à l’homme de contrôler et son corps et son esprit. Écoutons Céline répondre à l’écrivain belge Marc Hanrez qui lui demandait si, selon lui, la race future de l’humanité serait une race d’ascètes. « Ah, uniquement une race d’ascètes ! Des ascètes qui feraient une cure effroyable pour éliminer toutes ces tendances vers la tripaille... Autrement, c’est un monstre. On essayerait d’élever des cochons comme on élève les hommes ; personne n’en voudrait ; des cochons alcooliques ! Nous sommes plus mal élevés que les cochons, beaucoup plus mal élevés que les chiens, les canards ou les poules... Aucune race vivante ne résisterait au régime que suivent les humains. »

 

   Les fondements de cette doctrine de l’ascétisme se retrouvent à partir des pamphlets dont le style si différent des romans est lui-même un instrument éducateur. Comparer Bagatelles pour un massacre à La France juive d’Edouard Drumont serait comparer un volcan à un verre d’eau bouillante. Par le style même, Céline arrache le lecteur de sa béatitude bourgeoise, il le force à suivre, bon gré mal gré, un flot impétueux, dont les remous sont autant de coups infligés aux consciences reposées.

   C’est d’ailleurs la grande révolution des lettres françaises de ce siècle que ce style dont l’originalité et la subtilité ne sont plus à décrire... Car s’il y eut de grands moralistes, de grands réformateurs, force nous est de constater que pas un seul n’a remué autant ses lecteurs que Céline, pas un seul ne put être lu à la fois par l’ouvrier et l’intellectuel, aucun n’a osé appeler les choses par leur nom. La conception de l’homme chez Martin Heidegger – toute considération métaphysique mise à part – et chez Louis-Ferdinand Céline se rejoignent. L’existence de Bardamu, à cette différence près que le docteur Bardamu refuse de réaliser toutes ses possibilités, est que son long voyage au bout de la nuit n’est éclairé par aucun éclair de puissance extrahumaine.

 

La fraternité européenne

 

   « Haïr les Allemands est un acte contre nature ». Cette phrase de Céline que de Gaulle serait normalement le dernier à désapprouver est significative de l’esprit européen de son auteur. Voyageur, l’écrivain a connu l’Europe, l’Amérique et la Russie, il a vécu en Allemagne, en Angleterre, en Scandinavie. Spécialiste des hommes, Céline a compris combien au sein d’un groupe déterminé, les Européens par exemple, les différences artificielles s’estompent. C’est au nom de sa connaissance profonde de l’Européen qu’il se refusera à une guerre voulue – selon lui – par les juifs et les francs- maçons. Sa réponse à Maurras qui préconisait : « Ni Berlin ni Moscou » est significative, elle aussi, de son esprit européen... « Ce n’est pas “Ni Berlin, ni Moscou”, c’est “Avec les juifs ou contre les juifs' » (L’École des cadavres).

 

   Ayant vécu la guerre de 1914, il se permet tout contre elle, lui crache à la figure, l’engueule comme un charretier. Pol Vandromme devait écrire que Céline parle de la guerre non pas avec son cœur, mais avec ses entrailles. « Les Aryens d’Europe n’ont plus trente-six cartes dans leur jeu, deux seulement. La “carte anglaise”, et ils cèdent une fois de plus à l’Intelligence Service, se jetant une fois de plus dans le massacre franco-allemand, dans la plus pharamineuse, fulgurante, exorbitante, folle boucherie qu’on aura jamais déclenchée dans le cours des siècles (peut-être pour la dernière fois : les jaunes sont aux portes !) » (L’École des cadavres). Pourtant, contrairement aux pacifistes de nos jours, qui se prostitueraient au premier envahisseur venu, Céline, après avoir été le chantre du pacifisme, ira s’engager comme volontaire en 1939, opposant ainsi un démenti formel à ceux qui l’accusaient de lâcheté.

 

   Il désire ardemment une Europe « des Aryens » comme il l’appelle, ce qui dénote quand même un sens européen quelque peu obsessionnel.

 

   Mais ce qu’il désire par-dessus tout, c’est la fraternité européenne ; cette fraternité sans cesse violée le long de l’histoire par les caprices et les désirs des « grands » de ce monde. « Nous sommes séparés de l’Allemagne depuis 1100 ans de merde, de conneries furieuses, 1100 ans de mensonges sans arrêt, de trémolos ignobles, de palliatifs vaseux, de rémissions louches, de revanches toujours plus infectes, de solutions pourries » (L’École des cadavres).

 

   Et le voilà à vaticiner sur une Europe future franco-allemande. « Ensemble on commandera l’Europe » (L’École des cadavres), une Europe où toutes les haines «européennes seront sublimées contre les allogènes. Il faut de la haine aux hommes pour vivre, soit ! c’est indispensable, c’est évident, c’est l eur  nature.  Ils  n’ont  qu’à l’avoir pour les juifs, cette haine, pas pour les Allemands » (L’École des cadavres).«La guerre franco-allemande est la condition même, l’industrie suprême de l’Angleterre. C’est la prospérité anglaise toute cuite » (L’École des cadavres).

 

   Non, Céline ne comprenait pas fort bien toute la complexité du problème européen en 1939, et ce n’est certes pas en 1964 que nous devrions appliquer les idées d’un homme de génie, mais dont le « canular » était une raison d’être... Qu’on s’entende bien, je ne conteste pas un certain sens politique à Céline, mais de par son esprit sectaire et exclusif, Céline a faussé, consciemment ou non, beaucoup de données.

 

    Il n’empêche que les pages consacrées à la réconciliation européenne restent des exemples d’une volonté prête à tout faire pour réaliser cette union tant attendue.

 

La morale de l’histoire

 

    Et maintenant que ce souffle prodigieux qui ébranla l’Europe est tombé, que devons-nous attendre de celui qui écrivait dans Les beaux draps : « Une société civilisée, ça ne demande qu’à retourner à rien, déglinguer, redevenir sauvage, c’est un effort perpétuel, un redressement infini... »

   Tout d’abord, une grande leçon.

 

   Les prédictions de Céline se sont réalisées : depuis 1945, l’Europe agonise ; battue, divisée, des soldats étrangers se partagent son territoire, son indépendance économique et politique a disparu. À quand ce qui lui reste d’indépendance culturelle ? Partout nous avons été humiliés, en Algérie où nos soldats quasi vainqueurs ont amené le drapeau sous les huées de la foule et pour la plus grande gloire du communisme et du capitalisme international ; au Congo où nos femmes, nos filles, nos hommes ont été violés ou massacrés, alors que nous ministres traînant leurs gros ventres bégayaient vaguement à l’ONU des paroles de pleutres, de masochistes, de sous-hommes. Partout nous avons été chassés comme de la vermine sans que nous ayons accompli un geste d’homme fort, nous avons quitté le monde, honteux de nous-mêmes et de notre passé... Nous avons laissé au communisme et à l’américanisme l’Indochine française, l’Algérie française, le Congo belge, le Goa portugais, demain peut-être nous leur donnerons l’Angola portugais, l’Afrique du Sud européenne... À moins qu’un ultime sursaut de défense ne vienne nous tirer de notre béate torpeur – de notre merde, dirait Céline.

 

   Nos pays eux-mêmes sont en décomposition : putrides, ils sombrent dans la fange d’un démocratisme honteux et dégradant et dont la démagogie est le plus bel appel à la jouissance matérialiste et concupiscente que nous ayons eu en 2000 ans de Gloire et d’Histoire !

 

   Et que dire alors du peuple européen ahuri par la course à l’argent, par la furie de la jouissance qui le pousse à toutes les prostitutions, à tous les marchandages, à toutes les hontes possibles ?

   Que reste-t-il d’une jeunesse dévirilisée, « yéyétisée », ivre de « vivre », croupissant dans le bourbier du matérialisme jouisseur et despote qui règne en maître actuellement ?

 

   Il faut que le message de Céline résonne à nouveau, tel un oracle à nos oreilles, il faut que se relève de son ignominie l’homme d’Occident déchu. Le message de Céline doit être pour nous un message d’espoir et non le glas de notre destin.

   Revenons à un style de vie plus naturel, adapté à notre tempérament et à nos espérances. Retrouvons l’exacte mesure des choses et des hommes…

   Sinon, le jour de notre décadence, l’énorme rire dionysiaque et prophétique de Louis-Ferdinand Céline nous poursuivra jusque dans notre tombeau.

 

Georges DOMINIQUE

(L’Europe communautaire, 1964)

vendredi, 11 septembre 2009

Une biographie d'Henry de Monfreid

Une biographie d'Henry de Monfreid signée Francis Bergeron...

 

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Le monde des vertueux n'a jamais cessé de m'accabler, on m'a voulu négrier, vendeur de femmes, je fus opiomane, mais moi, contrairement à beaucoup d'autres, devant ma glace, chaque matin, je peux me serrer la main.

 

Henry de Monfreid est, avec Jack London, l'un des seuls authentiques aventuriers-écrivains. L'un tenté par le socialisme, l'autre par le fascisme, tout devrait les opposer, mais leur indifférence au danger et au "qu'en-dira-t-on" les fait se rejoindre dans la quête inassouvie d un absolu individualiste. L'œuvre de Monfreid, très autobiographique, se lit comme un roman. Mais le faux et le vrai se mêlent, surtout quand le héros, lui, a souvent le beau rôle. Ce pourrait être une première raison de ne pas aimer Monfreid. Il y en a mille autres encore : il a vécu du trafic de drogue ; il assure ne pas s' être livré à la traite des noirs, mais, là où il vivait, la frontière était étroite entre esclave et serviteur ; le trafiquant d'armes qu'il fut peut-il garantir n'avoir jamais traité avec l'ennemi ? Toutes ses femmes, européennes ou indigènes, les a-t-il rendu heureuses ?  Les a-t-il même aimé ? Quelle dureté avec certains de ses enfants ! Où sont passés les tableaux de Gauguin ? Combien de ses employeurs Monfreid a-t-il volé ? N'a-t-il pas du sang sur les mains ? Opiomane, converti à l'islam, initié à la franc-maçonnerie, peut-il être érigé en modèle ? Ce Qui suis-je ? Monfreid montre que l'auteur des Secrets de la Mer Rouge symbolise le génie propre à un Européen qui, fût-il seul, plongé dans un univers totalement étranger et hostile, sait triompher. Monfreid donne cette leçon de courage : prison, fortune, prison, fortune, prison ; les séquences se succèdent, mais, toujours, il relève la tête. C'est bien une sorte de héros, malgré tout. Un homme à admirer. Et à lire. 

Source : Cercle du 6 février

 

Qui suis-je? Henry de Monfreid par Francis Bergeron
128 pages - 12 euros (frais de port en sus)
A commander à : Editions Pardès 44, rue Wilson 77880 Grez-sur-Loing

samedi, 05 septembre 2009

Joris van Severen en Charles Baudelaire

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Joris van Severen en Charles Baudelaire


Ex: http://www.jorisvanseveren.org/

Joris de Deurwaerder (Brugge), vestigde terecht onze aandacht op de studie ‘Baudelaire, het Baudelairisme – hun nawerking in de Nederlandse Letterkunde’ door dr. Paul de Smaele (1906-1965) (Koninklijke Vlaamse Academie voor Taal- en Letterkunde, reeks VI, nr. 54, XII-199 p., Brussel, 1934). De auteur zou vanaf 1937 docent neerlandistiek worden aan de Université Libre de Bruxelles. In zijn Gentse dissertatie uit 1930 (promotor prof. Frank Bauer (1887-1969) wordt (pp. 151-153) aandacht besteedt aan de wijze waarop Joris van Severen de Franse schrijver benaderde in zijn tijdschrift ‘Ter Waarheid’.

Charles Baudelaire (1821-1867) was het Dandyisme toegedaan en huldigde “de godsdienst van de heldhaftige elegantie” en het beginsel van “l’art pour l’art” (Lectuurrepertorium).

Merkwaardig is de lijn die De Smaele trekt van Joris van Severen naar Gerard Bruning (1898-1926), de jong gestorven oudere broer van Henri Bruning (1900-1983), die later één van de intellectuele krachten van het Verdinaso in Nederland zou worden.

Reden waarom we in onderstaand excerpt (vertaald in de hedendaagse spelling) ook de alinea’s overnemen over de Brunnings. Ter oriëntatie in de tijd, hebben we er de levensdata van de vernoemde auteurs tussen [-] aan toegevoegd. In de zinsneden tussen aanhalingstekens is Joris van Severen aan het woord.

Maurits Cailliau

In 1921 werd door bewuste jonge katholieke Vlamingen een eerste poging gedaan om Baudelaire voor zich op te eisen.1 Deze gebeurtenis is op zich zelf merkwaardig genoeg om er een ogenblik bij stil te staan. Bedoelde sympathieën voor de figuur Baudelaire kwamen het klaarst tot uiting in een programmatisch artikel Charles Baudelaire door Georges van Severen, verschenen in het tijdschrift Ter Waarheid. 2 Daaruit neem ik een paar van de meest typische zinsneden over. (Het schijnt me toe dat we hier voor een sprekend voorbeeld staan van hetgeen Gossaert [1884-1958] bezielde retoriek noemt.)

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“Voor zeer velen, voor de meesten helaas, die ‘t geluk hebben deze naam te kennen, roept hij geen andere gedachten op dan van ziekelijke zedeloosheid, perversiteit, cynisme, duivelachtigheid, enz. Voor ons een der allergrootste, allerechtste, allerdiepste, allermenselijkste dichters van alle tijden. Een katho1iek dichter, essentieel. Inderdaad. In deze ziel klaagt en vloekt het ‘Irrequietum’ met een zo wrange hevige smart, dat het leven van deze rampzalige mens er door gebroken werd en vernield.”

Wat volgens Van Severen Baudelaire tot een specifiek katholiek dichter stempelt, is de heftigheid en de bestendigheid, met dewelke in hem de strijd tussen Goed en Kwaad gewoed heeft.

“Zo geweldig, zo machtig, met de macht van zo’n triomfantelijke christene menselijkheid, roept en hunkert deze ziel naar almachtige schoonheid, dat dit hunkeren haar potentieel bevrijdt van al het demonische van het lichaam en haar zuiver weet te behouden midden de meest schrijnende geestelijke nederlagen, in den strijd tegen de subtiele magie van het vlees. Baudelaire, een der smartelijkste bewusten van het aardse ballingschap, een der hartstochtlelijkste, diepgefolterde zoekers naar het verloren Paradijs, een waarlijk Koninklijke ziel. Geen macht, maar hoogste adel...”

Men ziet het, uit deze bladzijde klinkt hartstocht genoeg; deze jonge 20e-eeuwer voelt zich met Baudelaire geestelijk verwant, en hij is de woordvoerder van een goed deel der katholieke “avant-garde” in Vlaanderen. Zoals in soortgelijke gevallen meer gebeurt, wil Van Severen zijn bewondering ook op theoretische basis grondvesten En de waarde van Baudelaire’s verzen aan de esthetische beschouwingen van zijn geloofsgenoot de thomist Jacques Maritain [1882-1973]. En triomfantelijk wordt medegedeeld dat, krachtens de bepaling, gegeven door de schrijver van Art et Scolastique de gedichten van Baudelaire echte, hoge kunst mogen heten. Des te beter. Het artikel wil bovendien zijn een “inleiding tot Baudelaire”, een aansporing tot kennismaking voor die lezers, welke met Baudelaire niet of onvoldoende zouden vertrouwd zijn.

Immers, men vindt er achtereenvolgens:

1. brokstukken uit Gautier over Baudelaire;

2. een korte levenskarakteristiek van Baudelaire;

3. marginalia uit zijn werk;

4. L’Esthetique de Baudelaire, een onvertaald stuk van G. de Reynold [1880-1970] - (deze keuze spreekt boekdelen) - overgenomen uit l’Esprit Nouveau (1920; nr. 15).

Dat Baudelaire - en als lyrisch dichter en als estheticus - een rol speelt in het geestelijk leven van de jongeren van Ter Waarheid, het kan, na dit stuk, niet meer betwijfeld worden. Deze overtuiging wordt versterkt door de herhaalde aanhalingen uit zijn werk, welke in de twee jaargangen van het tijdschrift te vinden zijn.3

Een zelfde belangstelling voor Baudelaire kan men tijdens de jongste jaren waarnemen in vooruitstrevende middens van jonge Hollandse katholieken. Hun organen waren - en zijn nog steeds - de tijdschriften Roeping (1922; dee Nijmegse groep) en De Gemeenschap (1925).

En hier beschikken we over een merkwaardig document. Het is een onvoltooid gebleven studie over Baudelaire, van de hand van de jonggestorven essayist (er bestaat van hem ook scheppend proza) Gerard Bruning.4

Dat in zijn kritisch werk niet de minste aanspraak gemaakt wordt op objectiviteit, Bruning heeft het zelf getuigd (zijn strijdleuze luidde “catholique avant tout”, ook in de kunst), en dit is niet de enige reden waarom men hem het best met Karel van den Oever [1879-1926] (in zijn tweede stadium) vergelijken kan; hij rekent zich zijn fanatiek subjectivisme tot deugd en tot plicht. Ziehier trouwens hoe zijn vriend Marsman [1899-1940] de inleiding tot het Nagelaten Werk besluit: “Gij kunt dit werk, deze beginselen en deze mens natuurlijk verwerpen, of aannemen, gij kunt hem zelfs, als gij hem eren wilt, alleen maar óf verwerpen óf aanvaarden…” - Wanneer nu een jong criticus als deze, fanatiek als E. Hello [1828-1885], star dogmatisch als H. Massis [1886-1970], heftig pamflettisch als L. Bloy [1846-1917] (van deze is hij, in Holland. de volgeling), woorden van bewondering voor de kunstenaar, maar vooral woorden van devotie en medelijden voor de mens Baudelaire spreekt – bij wie hem, aan de oppervlakte verwijlend, zoveel moest afstoten – dan moet men aannemen dat deze bewondering en deze devotie zeer oprecht en diep zijn.

Ik aarzel bovendien niet te zeggen dat G. Bruning in de jongste Nederlandse letterkunde een bij uitstek Baudelairiaanse verschijning geweest is, De antinomie tussen Goed en Kwaad is hem tot een geestesfolterende dwangvoorstelling geworden.

Men doorbladere zijn werk: aanhoudend wordt. in de meeste opstellen, Baudelaire aangehaald of komt hij althans ter sprake, bijna uitsluitend in hetzelfde verband.

Noten

1 In die richting was Frankrijk Vlaanderen reeds voorgegaan. Daarvan biedt een typisch voorbeeld de uitvoerige en ernstige studie van G. de Reynold, Parijs, Crès, 1920). De schrijver heeft al zijn eruditie en niet minder zijn spitsvondigheid in het werk gesteld om van Les F1eurs du Mal een zuiver katholieke interpretatie te geven. Zeer belangwekkend, oorspronkelijk vooral is dit werk, - ofschoon naar mijn bescheiden mening, niet vrij - welke Baudelaire-kenner zal er zich over verbazen? - van een aantal gevallen van “Hineininterpretierung”. Op hetzelfde gebied is me nog bekend het boek van St. Fumet (1896-1983) -  met de welsprekende titel. Notre Baudelaire (Parijs, Le Roseau d’Or, 1926). Op talrijke plaatsen kan ik zijn betoog niet anders dan zeer “spécieux” [= schijnbaar correct] noemen.

2 Ter Waarheid, jg. II, p. 53 vlg.

3 Men zie vooral Ter Waarheid, 1921, p. 487,

4 De Prijs der Schoonheid, fragment uit de inleiding op een studie over Baudelaire - in Nagelaten Werk van G. Bruning; samengesteld en ingeleid door H. Bruning en H. Marsman, Nijmegen, 1927, Men kan de studie insgelijks vinden in de letterkundige almanak Erts voor het jaar 1927, p. 4 vlg.

Le destin tragique de Robert Denoël

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Le destin tragique de Robert Denoël

Entretien avec Louise Staman

Entretien paru dans le "Bulletin célinien", n°255, juillet-août 2004

 

 

Alors qu’une biographie de Robert Denoël était annoncée depuis plusieurs mois en France, c’est d’outre-Atlantique qu’est venue la surprise. Nous avons déjà évoqué ce travail (n°s 248 et 250) dû à un auteur américain, A. Louise Staman. Sa pugnacité de chercheuse et sa maîtrise des dossiers complexes ont abouti à un livre passionnant : With the Stroke of a Pen (A Story of Ambition, Greed, Infidelity, and the Murder of French Publisher Robert Denoël) (« D’un coup de plume. Une histoire d’ambition, de cupidité, de trahison ;  le meurtre de l’éditeur français  Robert Denoël  »).

« Tête romaine, figure romantique, mais empreinte d’énergie. Les yeux observateurs, sous les lunettes, pétillent d’esprit. ». Ainsi a-t-on décrit Robert Denoël dans la presse, trois ans avant sa mort. Dans la nuit du 2 décembre 1945, on lui tira une balle dans le dos. Six jours plus tard, sa maison d’édition changeait de propriétaire. Tels sont les faits bruts.

De  la  lointaine  Géorgie,  dans le sud-est  des  États-Unis d’Amérique, A. Louise Staman a bien voulu répondre aux questions que nous lui avons posées sur celui qui fut le premier éditeur de Céline.

 

 

Comment en êtes-vous venue à rédiger un livre sur Robert Denoël ?

Pendant des années, plusieurs professeurs et écrivains ont utilisé mes compétences de chercheuse.  Je n’oublierai jamais la première question que m’avait posée un professeur de français : « Qui est Pierre Frondaie ? ».  Il ne trouvait rien sur cet écrivain, pas même en France.  Après quelques semaines, je lui  ai envoyé 200 pages sur Frondaie, ancien époux de Jeanne Loviton, laquelle était dans l’auto avec Denoël la nuit de son meurtre.  J’avais trouvé la réponse à sa question, non en France, mais à l’Université de Michigan. Il m’a rapidement envoyé d’autres noms trouvés dans un certain dossier.  « Qui sont ces personnes ? », m’a-t-il demandé.  De la même façon, je lui ai adressé ce que j’avais découvert. C’était un travail plaisant pour moi.

Après quelques mois, il m’a envoyé une copie du dossier. Des centaines de pages de documents !  Un archiviste français, qui savait pertinemment que l’on ne pourrait jamais publier l’histoire de Denoël en France, avait signalé l’existence de ce dossier à cet ami américain qui étudiait la vie et l’œuvre de Jean Genet, un auteur de Denoël. Le dossier, sous scellés pendant près de quarante années, venait d’être ouvert aux chercheurs. Après avoir obtenu les permissions nécessaires, ce professeur américain en avait fait une copie.  « Le Dossier de non-lieu du 28 juillet 1950 » se compose des documents de la Cour et des enquêtes de police relatives à l’assassinat de... Robert Denoël.  D’abord, je ne souhaitais pas le lire.  Tant de pages ayant trait à une affaire judiciaire !   À contrecœur, j’ai néanmoins commencé. Surprise ! Les conclusions de ce dossier n’étaient pas du tout celles que je tirais moi-même de sa lecture !   J’ai alors acheté un dictionnaire juridique, et j’ai relu attentivement le dossier. Ma stupéfaction allait croissant !  Je l’ai lu une troisième fois… et ce que j’avais pensé la première fois se confirmait bel et bien.

J’ai d’abord travaillé en collaboration avec ce professeur, mais il s’intéressait plus à Genet qu’à Denoël.  En outre, il n’avait pas étudié le dossier et n’avait jamais lu Céline.  Puis il est devenu très malade et s’est désintéressé de cette affaire...  Mais, moi, désormais, rien ne me passionnait davantage que Robert Denoël. 

 

Pourquoi avoir choisi une forme romancée pour écrire cette biographie ?

La plupart de mes lecteurs sont américains.  Nous n’avons jamais été occupés par une armée étrangére.  Alors, il est très facile pour nous de dire : « Moi, je ne collaborerai jamais !  Jamais de la vie ! » Je voulais montrer que les choses ne sont pas si simples.  Pour la plupart des Français, la vie sous l’Occupation était très compliquée.  L’histoire de cette période est aujourd’hui présentée de manière manichéenne : héros contre méchants.  Moi, je voulais montrer un éditeur, un homme d’affaires, qui ne s’intéressait pas à la politique, qui n’était même pas Français d’origine.  Et je voulais que mon lecteur se dise : « Qu’aurais-je fait si j’avais été à la place de Denoël ? ». En fait, je voulais intéresser non pas l’érudit ou le connaisseur averti de cette période, mais le lecteur ordinaire.  Donc, j’avais besoin d’une histoire captivante au lieu d’une biographie en bonne et due forme,  destinée à un public sachant bien ce qui est arrivé durant ces années terribles. Deux observations à cet égard : 1) Comment faire d’une histoire si compliquée un récit facile à comprendre ?  Pour moi, la solution consistait à présenter au lecteur les réflexions du chercheur, qui peut ainsi proposer une déduction logique de choses ne s’expliquant pas aisément ; 2) Seul un chercheur peut trouver la vérité dans l’affaire Denoël. Aux États-Unis, deux bons chercheurs ont provoqué la démission d’un président (Richard M. Nixon).  Or, beaucoup de gens pensent que les recherches sont ennuyeuses.  Dans ce livre, je voulais aussi montrer l’excitation du chercheur face aux pistes qu’il suit. C’est comparable à une chasse au trésor. C’est pour toutes ces raisons que j’ai décidé d’écrire cette histoire sous forme romancée. 

 

Quelle place pensez-vous que Denoël occupe dans l'édition française ?  Comment jugez-vous son travail d'éditeur ?

Robert Denoël constitue toujours une sorte de bouc émissaire de l’édition française. En outre, il continue à être lié à la figure de Gaston Gallimard.  Si on regarde sur Internet, on verra le plus souvent que les vrais auteurs de Denoël sont présentés comme s’ils avaient été depuis le début des auteurs de Gallimard. Cette vision des choses commence à changer, mais très lentement.  

C’est aussi une destinée peu commune.  Robert Denoël est venu de Liège à Paris en 1926.  Il n’avait pas d’argent, pas d’amis importants, pas d’expérience véritable comme éditeur — rien.  Et avant sa mort en 1945, il a lancé les carrières d’Eugène Dabit, Blaise Cendrars, Luc Dietrich, Dominique Rolin, René Barjavel, Elsa Triolet, Jean Genet et Nathalie Sarraute.  ...Et bien entendu, celle de Louis-Ferdinand Céline !  Il a aussi édité Antonin Artaud, Paul Vialar, Robert Poulet, Jean de Bosschère, Louis Aragon, Lucien Rebatet, et René Laporte, parmi tant d’autres.   Ce n’est pas  tout :  avec  sa « Bibliothèque psychanalytique », il fut parmi les premiers à faire connaître les œuvres importantes de psychanalyse en France. Et avec sa « Collection des trois masques », il a présenté les nouvelles pièces du théâtre français. Robert Denoël était l’éditeur de ce qu’il y avait de nouveau en France dans plusieurs domaines : l’art, la littérature, le théâtre, et la psychologie.  Il s’est même intéressé à la littérature pour enfants. 

Ce qui me paraît vraiment incroyable, c’est le fait que les historiens de la littérature décrivent cet homme de grand talent comme l’éditeur collaborationniste par excellence et  affirment  sans  sourciller que sa  mort fut un « crime crapuleux » .

 

Si vous aviez à faire le portrait de Robert Denoël, quel serait-il ?

Trois personnes ont fait un bien meilleur portrait de lui que je ne pourrais le faire :  L.-F. Céline, Robert Poulet et Henri Thyssens.

Ceci dit, quand je pense à Robert Denoël, je vois ses yeux étincelants. Il est assis à une table avec d’autres personnes (des femmes, des hommes). Il joue aux cartes avec bravade, il prend des risques, mais étudie bien ses cartes. Il est très éloquent, mais on ne comprend pas toujours ce qu’il veut dire.  Il sourit...  Ses cartes sont très bonnes.  Est-ce qu’il triche ?  Il y a un mur derrière lui.  Et dans ce mur, un petit trou avec un œil qui observe les cartes de Denoël.  Tout le monde sourit.  Leurs conversations sont brillantes.  Mais les jeux sont faits...  

 

Pour quelle raison la revue Notre combat, créée par Denoël en 1939, fut-elle mise à l’index par l’occupant ?

Notre combat était une revue bien conçue (des écrivains de talent y donnaient des articles intéressants), et elle est rapidement devenue très en vogue.

Mais cette revue avait un ton très patriotique (et donc anti-allemand), ce qui valut des ennuis à Denoël lorsque les Allemands ont occupé le pays.

Sur un site Internet, où les éditions Denoël sont présentées, on peut lire que c’est pour maintenir à tout prix sa maison que Robert Denoël publia en 40 les Discours de Hitler, et ensuite les pamphlets de Rebatet. Est-ce à dire que cette initiative ne reflétait aucunement l’idéologie de l’éditeur et qu’il s’agissait en l’occurrence de pur opportunisme ?

Robert Denoël s’intéressait avant tout à la littérature.  Mais il souhaitait aussi que sa maison d’édition fût le reflet des idées politiques du temps. Sur ce point, il était d’accord avec son adversaire, Gaston Gallimard, qui pensait qu’un bon éditeur doit tout publier : Léon Blum aussi bien que Léon Daudet. Les deux hommes estimaient que ce n’était pas le rôle d’un éditeur de censurer les œuvres de leurs auteurs.  Durant les années trente, Denoël, comme la plupart des autres éditeurs français, a tout aussi bien publié des livres fascistes / antifascistes, communistes / anticommunistes, et philosémites /antisémites.  À l’époque, un éditeur digne de ce nom se reconnaissait précisément au fait qu’il publiait des auteurs aux idées politiques complètement différentes, voire même opposées.

On évoque souvent les livres fascistes ou antisémites publiés par Denoël, mais on ne rappelle jamais qu’il a aussi édité des livres signés Franklin D. Roosevelt ou... Staline.  Et on ne dit pas que Fayard et Grasset ont également édité Hitler, ou que Stock, Émile-Paul, Albin Michel, et Gallimard, parmi d’autres, ont, eux aussi, publié des œuvres très favorables à l’occupant.  Pourquoi cette discrimination ? 

C’est précisément l’un des sujets de mon livre. 

 

Pour quelle raison Denoël publia-t-il Les Beaux draps à l’enseigne des Nouvelles Éditions Françaises plutôt que sous celle des éditions Robert Denoël ?

C’est apparemment à la demande des Allemands que Denoël a créé cette collection de livres antisémites intitulée « Les Juifs en France ». Mais, ayant déjà payé cher pour ses publications anti-allemandes d’avant-guerre, il s’est sans doute demandé ce qui lui arriverait si les Alliés sortaient vainqueurs du conflit. Ainsi s’est-il décidé à regrouper ces livres antisémites sous l’égide des Nouvelles Éditions Françaises que même ses amis décrivaient comme une maison d’édition « très théorique ».

 

Était-il antisémite comme son auteur fétiche ?  On peut le penser en lisant son article « Louis-Ferdinand Céline, le contemporain capital » paru en novembre 1941 dans le premier numéro du Cahier jaune. Cet article constitue un véritable dithyrambe du Céline pamphlétaire. Qu’en pensez-vous ?

Dès 1936, Denoël défend, avec Apologie de « Mort à crédit », son auteur principal. Et il a continué avec des articles comme « Louis-Ferdinand Céline, le contemporain capital »,  « Comment j’ai connu et lancé Louis-Ferdinand Céline » et diverses interviews. C’est la raison pour laquelle on a pensé que Céline et son éditeur étaient liés par de solides liens d’amitié et une connivence parfaite sur le plan idéologique. Si on y regarde de plus près, on constate que ce n’était pas vraiment le cas. Par ailleurs, les relations entre les deux hommes étaient souvent houleuses, et Denoël a même confié, dans une interview à l’hebdomadaire Marianne, que Céline n’était pas un homme aimable.

On ignore aussi que Denoël partageait certaines critiques à l’encontre de Mort à crédit. Ainsi, René Lalou a fustigé la « monotonie du vocabulaire où les mots orduriers deviennent aussi conventionnels que les "flammes" et les "ondes" des poètes académiques. Monotonie surtout des sentiments » (Les Nouvelles littéraires, 23 mai 1936).   Denoël a précisément essayé de tempérer la violence, la monotonie,  et la noirceur de ce livre, disant à Céline : « Il ne faudrait pas qu’on nous taxât de pornographie… Nous avons acquis des sympathies précieuses. Ne nous les aliénons pas » (Robert Poulet, Entretiens familiers avec Bardamu, p. 53).  Mais à lire son apologie, on peut croire que Denoël était absolument sur la même longueur d’ondes que son auteur.  Et c’est la même chose avec ses autres prises de position en faveur Céline. On y trouve certes une dérive antisémite — et croyez bien que je ne l’excuse pas du tout —, mais le comportement de Denoël est assurément plus complexe. Sous l’Occupation, la plupart des éditeurs se sont séparés sans ménagement de leurs auteurs juifs. Denoël, lui, les aidait et en a même cachés dans sa maison, comme Elsa Kagan-Triolet. Par ailleurs, à cette époque, il a publié des auteurs juifs et/ou communistes (Aragon, par exemple), et il a conservé jusqu’à la fin de sa vie des liens amicaux avec son ex-associé, Bernard Steele, qui était juif. Pour survivre en tant qu’éditeur, Denoël était prêt à beaucoup de concessions, mais il faut se garder d’en tirer des conclusions trop hâtives sur le plan idéologique.

 

Un ami de Denoël, Victor Moremans, a évoqué son courage : « Denoël n’avait peur de rien », a-t-il dit. N’est-ce pas ceci qui lui a valu sa perte ?

En réalité, je crois que Denoël n’ignorait pas la peur. Il craignait avant tout la faillite ou la perte des éditions qu’il avait fondées et auxquelles il était très attaché. Céline et d’autres lui ont vivement conseillé de quitter la France après la Libération. Lui ne voulait pas abandonner la partie, c’est-à-dire sa maison d’édition. C’est elle, en fait, qui lui a valu sa perte.

 

En avril 1945, Denoël entreprend de publier, à l’enseigne des éditions de la Tour, une collection populaire à la gloire de la Résistance française.  Ici encore, pur opportunisme ?

Certes, il y a beaucoup d’opportunisme chez Denoël. À cette époque, la France avait besoin de héros, de la gloire française.  Denoël pensait  qu’il pourrait faire de l’argent avec une telle collection –, et il avait toujours besoin de l’argent.  En outre, si cette collection pouvait contrebalancer les livres favorables à l’occupant qu’il avait édités, c’était pour lui chose utile. Il ne faut pas oublier qu’il était dans l’attente d’un procès pour « atteinte à la sûreté de l’État » en raison notamment de ses publications anti-sémites et du prêt que lui avait fait un éditeur allemand, Wilhelm Andermann. Tout ceci ne signifie pas pour autant que Denoël n’avait pas d’estime pour la Résistance française. Encore une fois, les choses sont complexes...

 

Comment peut-on expliquer, étant donné ses activités d’éditeur sous l’Occupation, qu’en juillet 1945, il bénéficia d’une décision de classement devant la Commission d’épuration ? N’est-ce pas surprenant ?

Pas du tout.  À cette époque, il avait pour maîtresse  Jeanne Loviton. C’était une avocate intelligente qui connaissait beaucoup de personnes influentes. Nul doute qu’elle a agi efficacement à l’époque. Plus tard, elle a même obtenu un jugement selon lequel les éditions Denoël n’avaient rien fait de répréhensible sous l’Occupation ! Et on sait que Céline ne s’est pas privé d’utiliser ce jugement pour sa propre défense.

 

Précisément, Jeanne Loviton était aux côtés de Denoël lors du procès de juillet 1945 à l’issue duquel  il n’a pas été jugé coupable d’intelligence avec l’ennemi. Pensez-vous que l’influence de Jeanne Loviton eût pu être également décisive lors du procès qui devait avoir lieu en décembre 45 ?

En juillet 1945, Jeanne Loviton était la compagne de Robert Denoël. En novembre, quelque chose – j’ignore quoi – est survenu, et les sentiments de Denoël ont apparemment changé. Par ailleurs, il n’est pas douteux que, durant cette période, Jeanne Loviton était également la maîtresse de Paul Valéry, et ce jusqu’à sa mort en juillet 1945. Armand Rozelaar, l’avocat de Cécile Denoël, a, par ailleurs, fourni l’élément suivant : « Dans les derniers jours de novembre, Denoël téléphona à sa femme.  Cette communication fut surprise par la femme de chambre de Mme Denoël, qui pourra éventuellement la confirmer. Denoël déclara à sa femme que tout était changé et la pria d’abandonner, tout au moins momentanément, toute procédure de divorce, ajoutant que sa situation pourrait bien s’arranger sous peu » (Lettre au Juge Gollety, 21 mai 1946)

 

Quel a été, selon vous, le rôle de Gaston Gallimard avant le rachat de la maison Denoël ?

Gallimard était le principal concurrent et même l’adversaire de Denoël. Cette hostilité qui date de l’époque de la parution de L’Hôtel du Nord d’Eugène Dabit (1929) s’est poursuivie jusqu’à la mort de Denoël. Ces deux éditeurs se sont « volé » des auteurs et ne se sont guère ménagés. Le fait que Gallimard ait laissé échapper Céline a également joué un rôle important. On a même dit que Gallimard avait agi en coulisses pour que le Goncourt soit attribué à Mazeline (édité par lui) plutôt qu’à Céline (édité par son concurrent). Tout cela a donné lieu à un fameux scandale qui a profité, sur le plan commercial, à Céline et à son éditeur. En une année, plus de 100.000 exemplaires du Voyage furent vendus. Ce succès énorme a naturellement exacerbé la rivalité entre les deux éditeurs. Sous l’Occupation, la politique éditoriale de Gallimard ne fut pas neutre puisqu’il publia des livres fascistes et antisémites et qu’il confia les rênes de La Nouvelle Revue Française à Pierre Drieu La Rochelle très engagé, comme on sait, dans la collaboration. Par ailleurs, Gaston Gallimard lui-même accepta de se rendre à des réceptions organisées par l’Institut allemand. Avant son procès, Denoël affirmait que si on l’accusait de « collaboration », il allait alors montrer celle de ses confrères, et surtout celle de Gallimard. La nuit de son assassinat, le 2 décembre 1945, le dossier de sa défense disparut à jamais, en même temps que la copie qu’il en avait faite et cachée. Dans le troisième Rapport de la Préfecture de Police (25 mai 1950), il est avancé que le dossier de Denoël pourrait être la cause, ou l’une des causes, du crime.

 

Vous avez eu accès au dossier de police concernant son assassinat : quelle conclusion en avez-vous tirée ?

Quatre conclusions, en fait : 1) L’assassinat de Denoël n’était certainement pas un crime crapuleux ; 2) Une grande partie de l’élucidation de ce crime se trouve dans ce dossier ; 3) Les coupables ont été protégés par des scellés, et par des personnes très  importantes dans le gouvernement français ; 3) Il y avait vraiment des intouchables en France ; 4) On n’a pas simplement tué Denoël, on a aussi volé sa maison d’édition.

 

Et quelle conclusion tirez-vous de la manière dont la justice française s'est occupée de l'enquête ?

Ce qui est arrivé est l’une des conséquences directes de l’Occupation. Durant cette période, le pouvoir judiciaire français est devenu assujeti aux Allemands et à Vichy.  On pensait qu’après la Libération, le pouvoir judiciaire recouvrerait son indépendance. Ce n’est pas vraiment ce qui s’est produit.

 

Dans la version officielle de l’assassinat de Denoël, on dit qu’il se trouvait devant le Ministère du Travail la nuit du 2 décembre 1945 parce qu’il avait un pneu crevé. Est-ce donc par hasard qu’il se trouvait là où on l’a tué ?

C’est un exemple de ce que l’on trouve partout dans le dossier.  Madame Loviton raconte l’histoire du pneu crevé aux policiers.  Cette histoire devrait être facile à vérifier.  Mais où est ce pneu ?  Nulle part.  Personne (sauf Loviton) ne se souvenait d’un pneu crevé — ni la nuit du crime, ni après.  Les policiers qui ont emmené la voiture à la fourrière ne se sont pas souvenus d’un pneu crevé.  Personne n’a changé de pneu.  On dit que les policiers ont conduit la voiture au poste de police.  Comment a-t-on fait cela avec un pneu crevé ? Autant de questions que l’on peut se poser...

Même chose avec les clés de Denoël.  Les policiers ne les ont pas trouvées. Tout le monde (sauf Loviton) a dit que Denoël avait beaucoup de clés.  Loviton affirme qu’il n’en avait pas –, et on la croit.  Selon Loviton, il n’avait pas de papiers non plus et pas d’argent.  Dès le début de l’enquête, on s’aperçoit que les affirmations de Mme Loviton ne sont jamais mises en doute, et par conséquent, jamais vérifiées.

 

 

Vous avez publié tous les noms de personnes liées à cet assassinat : n'y avait-il donc aucun risque à le faire aux États-Unis ?

Aux États-Unis, un auteur peut écrire sur n’importe qui et si cette personne est décédée, personne ne peut menacer l’écrivain d’un procès. Il en va bien différemment en France.

 

En décembre 1948, Cécile Denoël a obtenu un jugement condamnant Jeanne Loviton à la restitution des parts de la société Denoël. Sur quoi se basait le tribunal pour ordonner cette restitution ?

Le 28 décembre 1948, le Tribunal de Commerce a estimé que les données indiquées par Jeanne Loviton étaient inexactes, notamment la date des cessions des parts. En fait, les dossiers officiels et la comptabilité des Éditions Domat-Montchrestien (de Mme Loviton) s’avéraient difficiles à vérifier. Le juge a, par ailleurs, établi que Robert Denoël n’était pas du tout  la personne désargentée que Mme Loviton a décrite. Il a annulé la « pseudo cession » [sic] des parts dont elle se prévalait depuis quatre ans pour diriger solidairement les Éditions Denoël avec les   Éditions Domat-Montcrestien. Jeanne Loviton a également été tenue de verser 500.000 francs de dommages et intérêts au fils de Robert Denoël. Toutes ces décisions furent remises en question par la Cour d’appel.

 

Qu’est-ce qui déclencha, en décembre 1949, une nouvelle information du Parquet dans l’affaire de l’assassinat de Robert Denoël ?  La simple demande de Cécile Denoël était-elle suffisante pour ouvrir une nouvelle information ? Y avait-il des éléments nouveaux dont elle pouvait se prévaloir ?

Selon le dossier, Cécile Denoël avait convaincu le Procureur général, Antonin Besson, que tous les éléments du dossier n’avaient pas été suffisamment pris en compte. J’ignore évidemment ce qui a pu se tramer en coulisses. En revanche, je puis affirmer ceci : il ne faut pas plus de quinze minutes de lecture du dossier pour un avocat, et surtout pour un procureur général, pour se rendre compte des contradictions et contrevérités qui s’y trouvent. Il y aussi beaucoup de versions successives et contradictoires de la part des témoins.

 

En 1950, la presse française a consacré de nombreux articles mettant en cause le témoignage de Jeanne Loviton dans l’affaire du meurtre de Denoël. Avez-vous eu connaissance de ces articles ? Si c’est le cas, que faut-il en penser ? La presse de l’époque fait-elle un rapprochement avec l’enregistrement au tribunal de commerce de la Seine, le 8 décembre 1945, de la cession de toutes les parts de Denoël en faveur de Jeanne Loviton ?

Bien entendu, j’ai lu tous ces articles.  Un des plus notables est celui d’Abel Manouvriez titré « La volonté du mort » et publié le 18 novembre 1949 dans Paroles françaises. Henri Thyssens l’évoque dans son article « Un cinquantenaire oublié »(accessible sur votre site Internet). Les journaux du temps prenaient position pour l’une ou l’autre des parties, en l’occurrence les deux dames : Cécile Denoël et Jeanne Loviton. Un autre article a paru dans Combat (3-4 décembre 1949) sous le titre « Un secret bien gardé » : il évoque l’influence de Jeanne Loviton dans le milieu judiciaire. Citation d’un juge consulaire rapporté dans cet article : « Jamais nous n’avons reçu tant de sollicitations et des plus diverses. » Durant la période du 13 au 20 janvier 1950, quand l’affaire fut à nouveau sous les feux de l’actualité judiciaire, presque chaque journal de la capitale commentait les positions des deux parties.

En ce qui concerne la cession des parts à Loviton, c’est essentiellement un article de Robert Dabois (Express-Dimanche, 30 avril 1950) qui l’a évoquée. Ce journaliste relève la décision de décembre 1948 et observe qu’il est étonnant que « le Parquet n’ait pas encore pris position dans cette affaire  ».

 

On a également parlé d’interventions exercées par le couple Bidault auprès des magistrats pour ce qui concerne les parts cédées à Loviton. Qu’en est-il exactement ?

 Georges et Suzanne Bidault étaient, dit-on, des amis de Jeanne Loviton.   La nuit de l’assassinat, Jeanne Loviton a téléphoné à Yvonne Dornès, amie proche de Suzanne Bidault et fille de Pierre Dornès, conseiller et maître de requêtes à la Cour des comptes. Cette personne avait des amis très haut placés, et aussi de l’influence à la Préfecture de Police de Paris.  Yvonne Dornès était également co-propriétaire des Éditions Domat-Montchrestien, fondées en 1929 (Denoël lui-même avait investi dans ces éditions et y a amené certains écrivains de renom). On relève souvent dans la presse de l’époque des allusions à l’influence des Bidault, mais sans les nommer directement. On évoque aussi l’influence de Germain Martin, ancien Ministre des Finances et ami personnel de Jeanne Loviton. Après la décision de non-lieu prononcée par Antonin Besson, procureur général de la République, les commentateurs favorables à Cécile Denoël font des allusions à l’intervention des Bidault, mais, encore une fois, sans les nommer précisément. On signale aussi la présence de Mlle Suzanne Pages du Port à l’hôpital Necker (où l’on avait transporté le corps de Denoël) dans la nuit de l’assassinat. Cette amie de Jeanne Loviton avait été pressentie par Denoël pour diriger officiellement les Éditions de la Tour après le départ de Maurice Bruyneel. Elle avait beaucoup d’influence dans la police, surtout auprès du Préfet de Police. On voit donc que, dès le début de l’enquête, Jeanne Loviton peut compter sur l’appui de personnes importantes.

 

Quelles sont, à votre avis, les découvertes qu'il y a encore à faire sur ce sujet ? Et quelles sont les archives auxquelles le chercheur ne peut avoir actuellement accès ?

À vrai dire, je crois qu’il y a encore des choses à tirer de ce dossier. Par ailleurs, au début de mes recherches, j’ai lu qu’il y avait un deuxième dossier secret de Denoël.  J’ai d’abord pensé que c’était faux.  Aujourd’hui, j’ai de bonnes raisons de penser que c’est vrai, et il n’est pas impossible qu’il existe toujours. À la fin de sa biographie de Gaston Gallimard, Pierre Assouline évoque des archives de cet éditeur auxquels il n’a pas pu avoir accès.  Gallimard a-t-il détruit ces archives ? Existent-elles toujours ? Assouline raconte que Gallimard ne parlait jamais de l’Occupation.  Pourquoi ? Il y a encore beaucoup de papiers juridiques à étudier de plus près. Le rôle occulte du parti communiste français entre 1945-1950 demeure largement méconnu. Quels documents liés à l’histoire de Denoël reste-t-il ? Peut-on étudier les documents des avocats français décédés ?  Je l’ignore.  Mais si on peut le faire, il y en a cinq au moins dans cette affaire dont on doit étudier les archives.  C’est capital.  Et aussi les documents privés de deux ou trois personnalités importantes du gouvernement de l’époque.

 

Quelles sont les difficultés auxquelles vous avez été confrontée lors de la rédaction de ce livre ?

Ce que j’ai trouvé surprenant, c’est que ce crime connaît encore des prolongements aujourd’hui.  C’est incroyable, mais vrai.  D’abord des coupables, et puis leurs  héritiers et leurs parents, ont mis en garde chaque chercheur qui tentait de trouver la vérité à ce sujet. Ce qui est arrivé à l’archiviste évoqué plus haut est grave ; je ne peux malheureusement en dire davantage.

D’autres chercheurs ont également eu des ennuis. Moi-même, j’ai aussi fait l’objet de pressions. Et les réponses les plus fréquentes qui m’ont été adressées étaient : « “NON !” ; “Qui êtes-vous ?” et “Vous n’avez pas le droit” ».

 

Quelle a été la réception critique de votre ouvrage aux États-Unis ?

En Amérique, j’ai eu deux très bonnes critiques : une critique qui appréciait mon travail, et l’autre qui n’appréciait pas du tout le fait que, dans cette histoire, je donne la parole à la chercheuse.  Et ce qui est arrivé à mon éditeur est, selon moi, assez étrange.  Peu avant la parution de mon livre, on a laissé entendre que Von Holtzbrinck (propriétaire de ma maison d’édition) avait peut-être collaboré pendant la Deuxième guerre mondiale. En revanche, la presse n’a pas commenté mes conclusions ni évoqué l’attitude des éditions Gallimard sous l’Occupation.

Par ailleurs, mon éditeur a revu nettement à la baisse le tirage initialement prévu de mon livre et n’a consenti aucune publicité pour celui-ci. Hormis par Internet, il est difficile de se le procurer aujourd’hui.

La plupart des Américains qui ont lu mon livre ont été passionnés par cette histoire. Comme je l’espérais, beaucoup ont été amenés à se demander : « Qu’aurais-je fait à la place de Denoël ? »  Mais presque personne en Amérique ne connaît le nom de cet éditeur. Et sans publicité, le livre ne peut rencontrer le public auquel il est destiné.

 

Quels sont les obstacles éventuels à une édition française ?

On a acheté les droits pour faire publier une édition de ce livre en France.  On l’a traduit en français. Puis, les avocats s’en sont mêlés. Conclusion : le projet d’édition française du livre a été suspendu. J’ai aussi découvert que la liste des personnes qui peuvent intimider un chercheur en France est bien longue.

 

Avez-vous découvert d'autres éléments après la publication de votre livre ?

Oui, il y en a beaucoup.  À vrai dire, je ne souhaite pas abandonner mes recherches.  Deux choses m’apparaissent capitales : 1) L’enfance de Jeanne Loviton, telle qu’elle est racontée ici et là, n’est pas du tout conforme à la réalité ; 2) Bernard Steele est une personnalité plus importante qu’on ne le croyait.

 

Vous écrivez que le  meurtre de  Robert Denoël est l’un des plus importants de cette époque. Pourquoi ?

Je ne dis pas cela parce que l’on a tué un homme qui comptait dans l’édition française contemporaine, mais parce que cet assassinat, et l’enquête qui a suivie, est révélatrice de ce qui est arrivé à l’appareil judiciaire français suite à l’Occupation. Les Allemands et Vichy sont souvent intervenus dans les procès. Ceci a affaibli le rôle des juges, surtout celui du juge d’instruction qui était tout à fait indépendant avant la guerre. Bref, le pouvoir exécutif a pris le pas sur le pouvoir judiciaire. On était en droit de penser que ceci allait changer après la guerre. Or, divers historiens et même des juges suggèrent que de Gaulle et Bidault sont eux-mêmes intervenus de temps à autre dans des procès. Et des personnes influentes au sein du gouvernement étaient devenues intouchables. Leur bonne foi avait valeur de dogme, y compris dans le cas d’affaires liées à un meurtre.

 

Quid de cette affaire aujourd’hui ?

Pendant des décennies,  le dossier Denoël a été mis sous scellés, à l’instar du dossier de l’assassinat de John F. Kennedy qui l’est maintenant aussi aux États-Unis. Dans les deux cas, on doit se demander pourquoi.  Pour protéger les innocents ?  Pour des raisons de sécurité nationale  ?  Ou pour protéger les coupables ?  À ma connaissance, on a menacé de procès en diffamation chaque historien et chaque chercheur qui a essayé d’étudier le cas de Denoël, et il y en eut quelques-uns.   Et presque toujours lorsqu’on met un dossier sous scellés, les papiers les plus importants ont tendance à disparaître.  C’est vrai pour beaucoup de papiers concernant l’Occupation de la France… et cela va  certainement être vrai dans le cas de l’assassinat de Kennedy (où on a, d’ailleurs, déjà « perdu » pas mal d’éléments). Dire la vérité en histoire, c’est fondamental, surtout pour les nations libres. S’il est vrai qu’il y a beaucoup de faits dans l’histoire de la France et des États-Unis qui sont condamnables, je pense qu’il importe de les dénoncer afin que cela ne se répète plus.

Propos recueillis par Marc Laudelout

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A. Louise Staman. With the Stroke of a Pen (A Story of Ambition, Greed, Infidelity and the Murder of French Publisher Robert Denoël), St. Martin’s Press [New York], 2002, 354 pages.

 

Disponible auprès de la Librairie La Sirène, 14 rue du Pont, B 4000 Liège, Belgique. Tél. 04/222.90.47. Courriel : sirene@easynet.be.  Prix : 25 €, franco. Règlement par chèque bancaire ou postal à l’ordre de Henri Thyssens.

mercredi, 02 septembre 2009

L. F. Céline: Que demande toute la foule moderne?

Louis-Ferdinand Céline :

"Que demande toute la foule moderne ?"

Ex: http://lepetitcelinien.blogspot.com/

Que demande toute la foule moderne ? Elle demande à se mettre à genoux devant l'or et devant la merde !... Elle a le goût du faux, du bidon, de la farcie connerie, comme aucune foule n'eut jamais dans toutes les pires antiquités... Du coup, on la gave, elle en crève... Et plus nulle, plus insignifiante est l'idole choisie au départ, plus elle a de chances de triompher dans le coeur des foules... mieux la publicité s'accroche à sa nullité, pénètre, entraîne toute l'idolâtrie... Ce sont les surfaces les plus lisses qui prennent le mieux la peinture.

Louis-Ferdinand Céline, Bagatelles pour un massacre, 1937.

mardi, 01 septembre 2009

Un libro fotografico su Céline

Un libro fotografico su Céline

http://www.centrostudilaruna.it

Louis-Ferdinand Céline in foto

Louis-Ferdinand Céline in foto

Andrea Lombardi mi segnala la recente uscita del libro da lui curato Louis-Ferdinand Céline in foto. Immagini, ricordi, interviste e saggi (Edizioni Effepi), che mi pare di particolare interesse.

Eccone la scheda di presentazione:

“Louis-Ferdinand Céline nelle parole di chi lo ha conosciuto (interviste, ricordi e saggi, per la maggior parte inediti in Italia, di Lucette Almansor, Arletty, Michel Aimé, Abel Bonnard, Arno Breker, Lucien Rebatet, Gen Paul, Ernst Jünger), nelle interviste alla televisione e alla radio francese, nella critica italiana, con interventi di Marina Alberghini Pacini, Paolo Badellino, Alberto Arbasino, Gabriele Armandi, Giovanni Raboni, Carlo Bo, Alberto Rosselli, Antonio Moresco, Alessandro Piperno, e attraverso una galleria di immagini: dall’infanzia di Céline alla prima guerra mondiale, da medico a romanziere di successo, le donne di Céline, la Parigi dell’Occupazione, la fuga in Danimarca, e gli ultimi anni a Meudon.

F.to 14×21, brossura, 218 pag., 85 foto in b/n, Euro 24,00. Effepi Edizioni, Genova 2009.

Potete richiederlo direttamente a: Effepi Edizioni – Telefono (0039) 010 6423334 – 338 9195220 – Indirizzo postale Via B. Piovera 7 – 16149 Genova
Posta elettronica effepiedizioni@hotmail.com